Avocat dans la cité vs. Covid-19

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A l’entame des années 90, un phénomène culturel inédit submerge la Grande-Bretagne : des raves parties sont organisées anarchiquement un peu partout, à la faveur de prairies vacantes ou d’entrepôts désaffectés. Il atteindra son apogée avec le Castlemorton Common Festival, un festival libre d’accès qui réunira plusieurs dizaines de milliers de personnes sur une semaine près de Malvern dans le Worcestershire, avec une flopée de concerts amplifiés par des sonos portables alimentées par des générateurs.

Des jeunes gens se réunissent par centaines pour danser, boire et absorber des cachets de drogues synthétiques. Certains d’entre eux, les New Age travellers, choisissent délibérément de vivre de manière nomade, se déplacent de fête en fête, vivant d’expédients. Ces événements accueillent en leur sein un petit peuple bigarré : des amateurs de musiques électroniques, des néo-hippies, des revendeurs de drogues et des parias que la société ne parvient pas à canaliser.

Face à ce phénomène, le gouvernement britannique, alors présidé par John Major, réagit en promulguant le Criminal Justice and Public Order Act en 1994. La portée de cette loi à rabats est vaste. Elle élargit les prérogatives policières lors des interpellations et relativise le droit de demeurer silencieux dans le chef de la personne interpellée. Elle étend la notion de nuisance publique aux raves parties et assimile la tenue de celles-ci à une intrusion sur la propriété d’autrui. Elle opère une distinction, sur le critère de l’âge, en ce qui concerne le consentement aux relations sexuelles, discriminant de facto et de jure les homosexuels. Mais sa disposition la plus interpellante réside sans conteste dans l’édification d’une nouvelle infraction définie comme étant « le fait de se réunir en public et d’écouter une succession de rythmes répétitifs. » Les sanctions prévues tiennent dans des peines d’amende, de confiscation de véhicule, d’écartement forcé de périmètres géographiques déterminés et d’emprisonnement.

Les réactions à cette loi sont nombreuses à l’époque. Elles s’incarnent dans des manifestations mais aussi à travers le débat parlementaire et, dans une moindre mesure, par le biais des commentaires critiques d’académiciens du droit qui popularisent pour l’occasion la notion de loi ‘illibérale’.

La réponse est également artistique. Ainsi celle du duo de musiciens Autechre qui réalisera une composition s’appuyant sur 65 motifs rythmiques différant dans leur cadence, contournant par-là la notion de répétition contenue dans la loi, invitant, au travers une notice figurant sur le disque, les dj jouant ce morceau à s’adjoindre un avocat et un musicologue à leurs côtés pour confirmer la nature non répétitive de la nature de la musique en cas d’interpellation policière !

 Vu dans le rétroviseur du temps, le CJA apparaît comme une anamorphose normative de ce que nous vivons aujourd’hui sous la contrainte de certaines mesures « visant à lutter contre la propagation de la covid-19 », dont certaines s’avèrent absurdes et aberrantes. Un quart de siècle plus tard, dans un contexte certes très différent, la même mécanique est à l’œuvre. Sous prétexte de la défense de l’intérêt commun, le pouvoir étatique porte atteinte à des libertés fondamentales garanties constitutionnellement et sans qu’un débat démocratique véritable ait présidé à ces changements restrictifs et coercitifs.

Au début de cette année, je me suis demandé ce que signifiait être membre d’une commission appelée ‘Avocat dans la cité’. Une dénomination quelque peu galvaudée, pour ne pas dire ronflante, mais qui enjoint, de par ses termes, à la prise de position. Quoi faire au juste à une époque où la liberté d’aller et de venir s’est subitement rétrécie drastiquement ? Au même moment, s’est mis en place le mouvement Still standing for culture réunissant diverses associations et individus soucieux de maintenir en vie une activité artistique, culturelle au sein de la société. L’affaire Quentin Dujardin et son non-concert dans la petite église de Crupet a défrayé la chronique et a mis en lumière le désarroi, pour ne pas dire le malheur, qui accable bon nombre d’artistes privés de scène.

Pour ma part, j’ai pris l’initiative d’organiser, seul, chez moi, au cours d’un après-midi ensoleillé de février, un événement intitulé ‘Tenir bon – tenir salon’ incluant performances, lectures et concerts avec quelques artistes de la région liégeoise. Je me suis prévalu de l’article 26 de notre Constitution : « Les Belges ont le droit de s'assembler paisiblement et sans armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler l'exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préalable », remettant à chaque participant un extrait de celle-ci et les invitant à réfléchir sur la portée de cette disposition. Je n’ai pas cherché à œuvrer dans la clandestinité, j’ai assumé jusqu’au bout la tenue d’un événement artistique, gratuit, conviant à la réflexion et, pour reprendre les termes de Quentin Dujardin, en agissant dans la bienveillance. Au travers un acte concret, physique, je me suis senti avocat dans la cité, avocat citoyen, sans besoin de brandir la bannière d’une revendication formelle, et ce d’une manière plus tangible que si je m’étais réfugié derrière un unième message digital creux.

Aujourd’hui, notre commission est interpellée par un collectif liégeois qui se dit « soucieux de faire converger les nombreux aspects contestables dans la gestion de la crise sanitaire » et qui souhaite « organiser un débat médiatisé sur l'aspect juridique et légal des règles sanitaires et ce en perspective du projet de loi pandémie. » Selon ses termes, il est « primordial d'amener ce débat sur la place publique et d'en partager les enjeux. » Voilà une belle occasion de ramener la commission dans la cité. Nous vous tiendrons informés de cette rencontre que l’on espère d’ores et déjà féconde et porteuse d’espoir.

Keep on rocking in a free world! Keep on dancing in a wild world!

Eric Therer

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