Partager sur
Deux ils sont toujours, un Maître et son apprenti
Et voilà donc que sans m'en rendre compte les printemps se sont inexorablement succédés, me conduisant à l'orée de ma cinquantaine.
Il fut donc question de transmettre, vu que tout sur cette terre est éphémère et réside dans la transmission de nos connaissances afin de faire perdurer l'humanité et les valeurs qui nous furent elles-mêmes léguées par nos aïeux.
C'est ainsi que par un beau matin de septembre j'accompagnais mon premier disciple dans la salle d'honneur de la Cour d'appel de Liège pour le sacro-saint adoubement ordinal, la légendaire prestation de serment des stagiaires avocats.
Je suis devenu patron de stage.
J'observais tous ces stagiaires portant sur eux la fierté d'intégrer notre Ordre, sous les regards comblés de leurs parents ; car ne nous y méprenons pas : devenir avocat signifie encore quelque chose dans notre société.
Cette délicieuse expérience m'a fait penser à l'émotion ressentie lors d'un mariage, d'un baptême, d'une remise de diplôme ou même d'un enterrement ; pardonnez cette dernière analogie mais de tels événements nous font faire le point, nous font tracer une ligne, font défiler devant nos yeux en un éclair le chemin parcouru jusqu'alors.
Mon esprit embué par des journées de travail bien remplies, le nez dans le guidon, fut dépoussiéré par le -beau- discours de Notre Bâtonnier ; les raisons pour lesquelles j'ai embrassé la robe me furent rappelées : cette idée de l'assistance de son prochain, cette notion de justice, cette quête insatiable du paladin, cette défense de la veuve et de l'orphelin.
Ma stagiaire m'a déclaré qu'elle avait eu l'impression d'être "accueillie dans une famille" : je la comprends ; une famille avec l'oncle un peu bourru, le grand-père qu'on respecte pour sa vie de labeur, sa mère aimante, son cousin préféré et son petit frère dont il faut faire les lacets.
Pour peu j'aurais oublié dans les marécages des 747 et des tornades des courriers la raison d'être de mon engagement.
Cette ferveur renouvelée se traduit chaque semaine par l'arrivée de ma stagiaire au bureau le lundi matin, portée par l'idée qu'elle entame une carrière exaltante, à une heure où en général mon esprit se demande pourquoi je suis allé au lit si tard le dimanche soir.
Cette étape apporte donc la fraîcheur de la rosée du matin au bureau et engendre un nouveau cycle où la passion se renouvelle dans l'idée de l'apprentissage.
Au-delà de ma philosophie reiki de comptoir habituelle à laquelle vous commencez à vous habituer, il est un fait certain que l'arrivée d'un jeune juriste au bureau tire par ailleurs un trait clair au milieu de nos connaissances.
Je m'astreins à sortir de mes habitudes ; il faut maintenant expliquer, citer la base légale, aiguiller son stagiaire parmi les normes actuelles : nouveau Code civil, livres, articles en chiffres romains (comment ç on ne dit plus un "1382 ?") ; il n'est plus question de se cacher derrière ces gestes posés automatiquement depuis un quart de siècle.
Ce rôle de mentor, pour peu qu'il soit pris sérieusement, invite à la relecture, à l'étude, à l'humilité de savoir dire "je ne sais pas, je ne sais plus, je dois vérifier".
Finalement, dans certaines circonstances, les rôles s'inversent et le maître devient l'apprenti.
N'est-ce pas là tout le secret d'un esprit avisé ? De toujours se considérer comme un étudiant ? Comme un avocat en cours de stage ? D'être curieux et de peut-être enfin avoir une situation, un article ou un casus sous un autre angle ? D'accepter que le jeune stagiaire peut amener un regard neuf sur une situation qui finalement est plus de son époque que de la mienne.
Mais du savoir-faire nous en avons et c'est quand je rédige un courrier en quelques minutes sous les yeux étonnés du catechumen que je me rends compte de la facilité avec laquelle j'accomplis aujourd'hui certaines tâches sans y penser, comme un musicien ne pense plus à ses notes, une danseuse à ses pas : je suis la Denitsa Ikonomova du Barreau.
je suis enfin fier de transmettre notre déontologie, cette idée que les choses se font dans une certain cadre, en respectant certaines règles garantes du bon fonctionnement du système, préceptes situés entre l'amour du client et l'amour de sa famille prétorienne.
Cette idée de noblesse dans l'exercice de l'art qui nous distingue des "marchands de droit" de la section conseils du télé moustique.
Je garderai -évidemment- pour moi la fierté que je ressens quelques fois, en faisant bien attention de ne pas la laisser se transformer en orgueil, car ce n'est plus de moi dont il s'agit à présent, mais de tout faire pour au plus vite pouvoir lâcher le vélo sur lequel l'apprenti s'éloigne sans petites roues, sous notre regard inquiet, mais confiant et bienveillant.
Ce compagnonnage médiéval s'inscrit dans les gênes de notre profession, et peut créer des liens aussi durs que l'airain.
Encore en fin de carrière d'aucuns vous demanderont au détour d'une audience qui était votre patron et j'espère que tous les stagiaires de cette année citeront leur mandarin avec fierté.
Bienvenue au Barreau chers Padawans.
Eric Taricco
Ajouter un commentaire