Partager sur
Voyage, voyage
Cet été me voit arpenter quelques terrains reculés en Amérique centrale. Je me laisse aller au hasard de pérégrinations non planifiées, suivant mes pas sur une diagonale improvisée. Au cœur du Guatemala, à Lanquin, un petit village perché sur une colline escarpée, je passe par hasard devant la devanture d’une Juzgado de Paz (justice de paix). Un bâtiment modeste à deux niveaux édifié en blocs de béton cimentés, recouverts d’une couleur crème commune dont la porte d’entrée est cadenassée. Je cherche le magistrat de service que j’aimerais rencontrer, histoire de faire causette. En vain. Des questions me taraudent. Dans quelle langue tient-il ses audiences, sachant que plus de la moitié du bourg parle le quiché, une langue maya qui a survécu à travers les siècles malgré la colonisation hispanique ? Applique t-il un droit coutumier qui aurait subsisté au système juridique normatif d’importation européenne ? Est-il un natif du coin ou a-t-il été parachuté par l’administration judiciaire ? Existe-t-il, comme à San Juan de Chamula dans les Chiapas, un village tzotzil perdu en altitude, une justice coutumière orale rendue par et au service de la population locale… ?
Plus tard, mon attention est attirée par le charivari provenant du parvis d’une petite église. Les préparatifs d’une fête votive vont bon train. A l’intérieur, des femmes s’affairent à la confection de tamales. D’autres ajustent des costumes folkloriques sur des fidèles. Quelques hommes jouent de la musique dans un coin. Une sorte de transe répétitive qui m’évoque une composition de La Monte Young. Il se dégage de ces incantations précolombiennes et de ces sonorités bancales quelque chose à la fois de puissant et de fragile. Une scène presque idyllique qui ne participe d’aucun spectacle et ne figure au programme d’aucun opérateur touristique. Pour peu, elle nous ferait oublier que le Guatemala connut durant des décennies des heures sombres ponctuées d’assassinats politiques, de disparitions jamais élucidées, de mises en danger d’avocats qui s’étaient aventurés trop loin dans leur questionnement du système.
Sous cette latitude, la nuit tombe vite. A cette époque de l’année, son arrivée coïncide souvent avec l’irruption d’une pluie battante qui frappe le pavé, fait monter très vite le cours des ruisseaux d’où sortent des crapauds démesurés. Le soir me trouve plongé dans la lecture de l’histoire/l’Histoire contemporaine de l’Amérique centrale et du Sud. Les coups d’état, les déstabilisations sciemment et savamment orchestrées par maints gouvernements états-uniens et/ou par ses services secrets. Des centaines, des milliers de morts à l’égard desquels il n’existe en Occident aucun jour anniversaire de commémoration alors que chaque année nous sommes obligés de nous farcir Halloween et le 11 septembre.
Je me tiens sur une terrasse ouverte d’un petit hôtel qui surplombe la vallée. Ici, il n’y a jamais d’hiver, jamais de chauffage, toute brise apparaît comme réconfortante. Un scorpion a trouvé refuge sous ma table. D’un réflexe stupide, je l’aplatis d’un coup de sandale et je m’en veux aussitôt. J’écoute la pluie s’écraser sur les toitures métalliques de petits bungalows qui abritent des chambres de routards et je songe au voyage, à l’acte de voyager. Qu’implique t-il ? Que cherche t-on ? Que recherche t-on ?
Je repense à cet ouvrage de Pierre Bayard (l’écrivain, pas notre Confrère !) que Patrick Henry eut un jour la gentillesse de m’offrir. Bayard émet l’hypothèse qu’il est permis de voyager sans se déplacer physiquement, en imaginant des lieux qui nous permettent de voyager en nous-mêmes, à l’intérieur de soi. Cette façon de voir n’est pas inepte mais elle ne me séduit guère. Voyager c’est aller au dehors, au rebord du monde, c’est aller vers l’autre. En cela, les voyages all inclusive à destination de ressorts touristiques aseptisés ne constituent pas des voyages mais des moments de détente, de vacances, ils ne font que répliquer un mode de consommation extra muros. Au risque de n’en ressentir que de la déception ou de n’en goûter que l’amertume, il faut parfois s’aventurer hors de soi, tenter le voyage dans des lieux peu avenants si, au final, on s’en nourrit et si on apprend de son expérience. Sans doute ces vers de Baudelaire me contredisent-ils, mais ils font montre d’une lucidité parfois fort à propos :
« Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! »
Un livre : ‘Our Word Is Our Weapon’, Sous-commandant Marcos, Seven Stories Press
Un disque : ‘Tzotziles : Psalms, stories and music’, Sub Rosa Label
Un poème : ‘Le Voyage’, Charles Baudelaire
Eric Therer
Ajouter un commentaire