Trans-iure en Transnistrie

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La route qui mène de Chişinǎu à Tighina se révèle passablement monotone, d’un intérêt paysager limité. De faibles vallonnements la bordent, recouverts de vastes champs de tournesols ponctués de petits bourgs disgracieux flanqués de bosquets insignifiants. Une soixantaine de kilomètres à peine. Un soleil d’août vertical. Une chaleur rendue plus accablante encore par l’absence de vent. Soudainement, le taxi ralentit, s’arrête à hauteur d’un policier moldave qui examine brièvement l’habitacle du véhicule. Quelques centaines de mètres plus loin se profile un deuxième barrage, militaire cette fois. Il est suivi d’un poste de douane de fortune qui occupe le milieu de la chaussée. C’est une douanière en tenue de combat qui nous réclame notre passeport. Elle paraît tout droit sortie d’un clip de gangsta rap. Un petit attroupement de chauffeurs s’agglutine autour d’elle avec des laissez-passer chiffonnés. Elle hausse le ton et demande que l’on dégage la route. Un autre pandore nous tend un petit morceau de papier sur lequel notre identité et l’heure sont indiquées en langue russe anglaise. C’est supposé être un visa… Nous avons 10 heures pour visiter le pays et pas une minute de plus. Il nous est enjoint de ne pas prendre de photos (sauf dans les parcs). Bienvenue en Transnistrie !

Nous franchissons le fleuve Dniestr à cadence ralentie, laissant derrière nous la magnifique forteresse de Bender, demeurée identique depuis que Soliman le Magnifique la fit reconstruire  au seizième siècle, occupée aujourd’hui par des militaires solidement armés. Sur l’autre rive, l’orientale, apparaissent tour à tour des pompes d’essence, un supermarché et un immense stade de football, tous bâtiments portant l’effigie ‘Sheriff’, enseignes appartenant à un magnat local. Au même moment je reçois sur mon téléphone une notification/invitation d’une certaine Victoria, laquelle, au minois avantageux, se propose de me montrer, dans la langue de mon choix, la vie nocturne de Tiraspol, capitale de la Transnistrie, dont la visite débute par le club karaoké ‘Mafia’. Bigre !
 
Le chauffeur nous dépose devant un immense bâtiment qui ressemble à un parlement. Sur l’esplanade flottent des drapeaux qui, hormis celui de la Russie, nous sont inconnus. A mieux y regarder, on y retrouve ceux des entités sécessionnistes sœurs dont l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie mais aussi ceux de micro-territoires autoproclamés ignorés du monde.

En remontant le boulevard central, nous remarquons des bustes de Lénine, dont l’autre boulevard perpendiculaire porte son nom, ainsi que l’estampille du marteau et de la faucille sur les bâtiments publics. Les rues sont d’une propreté remarquable. Ni tox, ni mendiant. Un flux continu de bus et de trolleys charrie leurs flots de passagers. Par contraste, les terrasses des cafés sont dépeuplées. Une sensation étrange m’envahit quand je prends subitement conscience que je n’ai encore vu personne sourire. C’est également celle de me sentir dans un endroit étranger tout à fait irréel pour lequel aucun guide de voyage n’a jamais été écrit. L’exotisme au sens premier du terme.

Souvent qualifiée d’Etat fantoche – voire d’Etat fantôme – la Transnistrie doit sa survie grâce au soutien militaire russe. Aucun autre Etat au monde – pas même la Russie – ne l’a reconnue. Dépourvue d’accès à la mer, constituée d’un territoire un peu plus large que la Province de Liège en forme allongée de serpentin complètement enclavé entre l’Ukraine, le Dniestr (d’où son nom) et la Moldavie qui la revendique, sans aéroport civil, elle frappe pourtant sa propre monnaie (le Rouble), possède sa propre armée et entretient le mythe de son équipe de football nationale, le FC Sheriff. Pour autant, la vie y semble ordinaire, paisible. Dans une cave, un restaurant baptisé CCCP, a recréé un menu unique, identique à celui que l’on servait dans les cantines soviétiques, une nourriture industrielle fade et tristounette. Il n’y a strictement personne dans l’établissement. Au moment de passer commande, aucun signe, aucun mot de bienvenue, ne nous est adressé. Le cérémonial tient à la fois du décorum de la Corée du Nord, version balkanique, et du Truman Show mouture collectiviste.      

Il faut se rendre à la réalité. La Transnistrie n’a aucun avenir durable devant elle en tant qu’Etat indépendant. Un statut d’autonomie au sein de la Moldavie pourrait être envisagé à terme mais ses habitants, majoritairement russophones, ne veulent ni d’une langue moldave à alphabet latin, ni d’une appartenance à l’Union Européenne que le gouvernement de Chişinǎu appelle de ses vœux. Pour l’heure, ce bout de terre configuré à la manière d’un corridor énigmatique démontre vaille que vaille que la portée effective d’un Etat n’est pas toujours de iure, qu’elle est au contraire parfois bien plus robuste de facto. Ici se marque la bordure de l’Europe (la Bordurie aurait dit Hergé !). Ici se dessine la frontière de l’Union. Ici se prépare peut-être une nouvelle guerre. Ici plus qu’ailleurs, le futur s’avère incertain.   

Eric Therer

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