Prix de l’innovation : projet pilote à Lantin

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Le droit n’échappe pas aux évolutions qui s’opèrent à grande vitesse dans tous les domaines. Depuis 2016, le barreau de Liège-Huy organise un Prix de l'innovation ouvert aux avocats de la province. A l’instar de l’incubateur du barreau de Paris, le Prix de l’innovation a pour objectif de promouvoir et de récompenser une manière différente et créative de pratiquer ou de valoriser la profession d’avocat. Lors de la séance solennelle de rentrée de la Conférence Libre du Jeune Barreau de Liège, qui s’est tenue le 18 novembre dernier, le Prix a été décerné à Maître Géraldine Falque, Maître Patrick Lambotte et Maître François Dessy, pour l'inventivité et la rigueur dont ils ont fait preuve dans le cadre de la mise en place d'un nouveau système de communication en visioconférence entre détenus et avocats

Telle était en substance la communication contenue dans l’Info-ordre du 21 décembre dernier. Nous avons donc voulu en savoir davantage sur les tenants et aboutissants de leur projet. Pour ce faire, nous avons invité Maître François Dessy à nous en faire la présentation.

La naissance du projet s’est faite indépendamment de notre candidature au Prix de l’Innovation, lequel a finalement été l’occasion de lui donner naissance avec la bénédiction, ou somme toute sous l’impulsion, du Barreau de Liège-Huy.  
Le projet repose sur un constat qui s’impose avec prégnance à chacun d’entre nous, que l’on ait pratiqué le « droit pénal carcéral » durant nos premières années de Barreau, au gré des premières désignations du BAJ, ou tout au long de notre carrière : nos clients détenus pâtissent, comparativement aux autres clients jouissant d’une pleine liberté, d’un déficit flagrant de communication. Le trajet de l’avocat pour atteindre la prison, les déplacements intra-muros pour gagner les parloirs, l’attente jusqu’à l’arrivée de son client, parfois longue lorsque le détenu est inopinément mobilisé par d’autres intervenants, sont à l’origine de vaines et décourageantes pertes de temps. Ce qui conduit parfois – du reste, bien involontairement pour l’avocat – à une raréfaction des contacts avocats-détenus. La situation est d’autant plus préjudiciable au détenu qu’il est impossible pour l’avocat de le contacter d’initiative téléphoniquement, tandis que le détenu qui veut contacter son avocat connait, on le devine, des fortunes diverses. Notre projet s’efforce de pallier ce déficit de communication, et tente de corriger, un peu, cette inégalité relationnelle de fait selon que le client est ou non privé de liberté. 

Comment ?  Quels sont les contours originels du projet ? 

De manière concertée, nous avons tous les trois (NDLR Maîtres Géraldine Falque, Patrick Lambotte et François Dessy) multiplié les échanges avec les autorités pénitentiaires de Lantin afin de mesurer l’attrait pour notre projet et d’envisager sa faisabilité pratique. In concreto, nous avons proposé de mettre en place au profit des détenus un système de connexion informatique sécurisée avec leurs avocats dans des plages horaires prédéterminées. A cette occasion, il nous a été expliqué qu’un système informatique analogue avait été installé à Lantin pour rétablir les contacts entre les détenus et leurs familles au plus fort des pics épidémiques du Covid. Les crises obligent à se réinventer, avec d’insoupçonnables petits bonheurs au rendez-vous : un détenu turc de 32 ans, en visio-conférence, ému aux larmes devant son écran, a ainsi revu ses parents qu’il n’avait plus vu depuis l’âge de 15 ans ;  les détenus étrangers ou éloignés géographiquement de leurs familles y ont trouvé une échappatoire affective (certes dématérialisée) inespérée. Lantin ayant conservé ces installations, notre alternative pourra se calquer sur le modèle de connexion mis en place, de telle manière que notre projet n’entraînera pas de dépenses supplémentaires. Aucun obstacle technologique financièrement rédhibitoire ne pouvait, en effet, compromettre la réalisation de ce projet. Concrètement, nous avons discuté des mérites, bienfaits et modalités techniques de notre proposition avec le directeur pénitentiaire, Jean-François Colasse. Il a été notre porte-parole et l’ambassadeur du projet lors des discussions directoriales. Et il en réalisera le suivi. Toujours est-il que les autorités pénitentiaires ont, tout bien considéré, avalisé notre projet en l’assortissant d’un certain nombre de garanties pensées par le Directeur Colasse. 

Qu’en ressort-il en clair ? Quel est le mode de fonctionnement retenu après étude de faisabilité de l’administration pénitentiaire ? Quel process est de facto suivi ?

Primo. S’agissant d’une pure nouveauté, le projet reste, à ce stade, expérimental : il s’agit donc d’un projet pilote destiné à être évalué. 

Secundo. L’établissement pénitentiaire de Lantin accepte le développement de notre projet pilote mais circonscrit sa mise en pratique au quartier femmes, soit à une population détenue limitée.  En cas d’évaluation positive, l'objectif est naturellement d’étendre cette possibilité d’échanges à l'ensemble des détenus la prison de Lantin et, in fine, aux autres établissements pénitentiaires du Royaume si l'expérience devait être fructueuse. 

Tertio. Afin d’éviter tout éparpillement contreproductif, trois avocats de détenues (Maître Sandra BERBUTO, Maître Antoine MOREAU et Maître Nathan MALLANTS) censément de longue durée ont été choisis pour la circonstance (soit pour « tester » l’outil informatique), ont signé un protocole opérationnel et seront chargés de rendre compte de leur expérience. En marge des visites physiques habituelles – lesquelles conservent tout leur intérêt (mais pas forcément en toute occasion et pour tout échange avocat-client), il leur est ainsi désormais offert de pouvoir s’entretenir en visioconférence avec leurs clientes, lesquelles ont accès à un local dans lequel se trouve un ordinateur pourvu d’une application rendant possible les échanges vidéo-filmés. Une charte de confidentialité devra être signée par eux tandis qu’un échange préalable aura lieu avec le Directeur Colasse, Madame Pallen et Monsieur Naveaux, chefs surveillants, pour fixer le routing de fonctionnement technique (transmission d’un lien de connexion…). Pratiquement, grâce à l’ouverture d’une boite mail ad hoc, l’avocat pourra réserver avec un préavis même court (idéalement de 24 ou 48h) sa plage horaire d’entretien en visio-conférence. Le créneau suggéré est a priori fixé entre 16h30 et 18h30 (voire plus tard sous réserve de disponibilité du personnel affecté). Le personnel ne sera pas accaparé par les visites physiques organisées avec les familles (toute mise en concurrence de la gestion des visites physiques familiales et des visites cybernétiques / avocat sera donc soigneusement évitée pour ne pas hypothéquer l’efficacité du lancement du projet). Les premières visites « virtuelles » se dérouleront dès le 9 janvier. Une première table de réflexion entre partenaires se tiendra dans les trois mois.

La mise en œuvre de cette nouvelle option de communication « au-delà des murs pénitentiaires » ne se conçoit pas sans l’instauration de garde-fous. Quels sont-ils ?  

  • La création de la ligne internet (ou intranet) est limitée à ce canal de communication, le programme sera donc unilatéralement réservé à la visioconférence ;
  • Les accès avocat au système informatique sont triplement sécurisés : par la vérification d’identité via la liste des avocats assermentés, l’identification de la boite mail professionnelle correspondante de l’avocat demandeur et par l’envoi de la carte d’avocat et de la carte d’identité lors de la première entrée dans le système de l’avocat et la réception en réponse d’un lien de réunion ;
  • La traçabilité de la connexion est reprise dans la banque de données pénitentiaires ;
  • La responsabilité de l’avocat est personnellement engagée si toute autre personne que lui entre en contact avec le détenu ; une charte garantissant la confidentialité de l’échange et l’intégrité du défenseur est du reste signée (bien que les normes déontologiques visent déjà à sauvegarder ces deux conditions de confidentialité et d’intégrité pré-requises, fondatrices) ; 
  • L’avocat doit se trouver seul avec son client de l’autre côté de l’écran.  

Les avantages de la visioconférence avocat-détenu peuvent aisément être mis en lumière.

Le premier est assurément de contribuer à une manière d’aggiornamento, de modernisation pénitentiaire, de participer à la lutte contre l'isolement en milieu carcéral et à la déshumanisation que les grèves, les épidémies et la surpopulation ont encore accentué. Ces dernières années montrent que les détenus ont enduré des conditions de vie sans précédent : la détresse derrière les barreaux a tutoyé des sommets à peine concevables, allant parfois de pair avec un taux de suicide préoccupant. Les grèves de deux mois en 2016 et les fermetures Corona nous le rappellent. Le phénomène de surpopulation dénoncé depuis longtemps n’est guère en voie de résorption. A preuve, un jugement rendu par le Tribunal de première Instance de Liège a condamné pour ce motif l’Etat belge et ordonné la réduction du taux de densité carcérale à 110% à Lantin ainsi que l’éradication du fléau endéans les 5 ans sous peine d’astreinte (voy. la Tribune du 15 décembre 2022, n°227). Dernier rempart, premier défenseur du détenu, trait d'union avec le monde extérieur, l'avocat pourra, grâce au système mis sur pied, servir plus utilement encore ceux qui font appel à lui en prison. L’avocat reste, suivant l’expression paraphrasée, la dernière personne aux côtés du détenu, du damné, de « l’éternel proscrit », quand l’opprobre l’entoure et que tous les autres ont désertés. L’avocat est, en certains cas le seul appelable, le seul appelé pour répondre à l’anxieuse interrogation sur le sens de la vie et éviter les perditions irréversibles. Et quelques mots de lui ne peuvent-ils pas chasser les plus noirs et fugaces dessins ? Savoir qu’il existe une main tendue peut sauver. L’expérience vécue, les appels de détresse déjà entendus autorisent à le penser.

Les autres avantages secondaires et pratiques que l’avocat, l’administration et les détenus retireront de la visio-conférence additionnelle sans être pour autant négligeables sont nombreux.  Voici une liste non exhaustive de ce que celle-ci permet :  

  • Enregistrer un gain de temps et d’effort pour l’administration pénitentiaire car le local destiné à accueillir la visioconférence est situé dans la zone cellulaire, et non en zone visites parloir, ce qui limite les mouvements ;
  • Répondre à une demande urgente du détenu parfois peu compatible avec l’agenda de l’avocat qui ne sait pas toujours dégager, endéans les 24 ou 48 heures, 2-3 heures minimum (trajets compris) pour se déplacer intra-muros ; 
  • Eviter un déploiement excessif d’énergie pour glaner une information qui peut être apportée en deux minutes au cours d’une procédure par écrans interposés (prise de certains menus renseignements, de coordonnées de la famille, d’informations dont le client n’était pas dépositaires car oubliées dans la cellule, vérification d’un mandat, transmission de données précises pour parfaire l’élaboration d’un acte de procédure…) ;
  • Remédier aux affres de la réorganisation pénitentiaire en sous-effectif en temps de grèves, arrêts de travail éclairs avec toutes les conséquences que cela emporte sous l’angle des rapports détenus-avocat (attentes, voire fin de non-recevoir essuyées, suspension des visites non annoncées) tant pour le détenu dont l’isolement est accentué et les droits fondamentaux bafoués. En ces périodes de perturbations liberticides, l’option informatique nécessitant quatre fois moins d’effectifs liés au contrôle des passages de l’avocat notamment peut constituer à plus forte raison une véritable bouée de sauvetage relationnelle, une échappatoire sans laquelle la qualité de la défense en l’absence de contact direct en pâtirait ;
  • Suppléer au défaut de contact physique imposé en temps de lutte contre la propagation virale (les virologues, les moins pessimistes, s’accordant à entrevoir l’éventualité d’une recrudescence d’épidémie future tandis que le spectre du coronavirus n’est pas encore définitivement conjuré, tant s’en faut) ;
  • Diminuer les subdélégations improductives (le détenu faisant passer un message au collaborateur plus imparfaitement informé, nécessitant le retour du titulaire du dossier et partant une seconde réunion) ;
  • Restaurer une forme d’égalité entre les détenus précarisés financièrement (dont les possibilités téléphoniques sont limitées) et les détenus non dénués de ressources – la connexion étant gratuite et le temps de connexion non expressément limité (temps de paroles non corseté) sauf abus. Le temps sera indiqué lors de la réservation (bien que 15 minutes pour une consultation supplémentaire avait été évoquée à titre suggestif) ;
  • Plus généralement, affranchir l’avocat des contraintes de temps, d’espace, d’argent qui découragent certaines initiatives ; intensifier les contacts humains avocat-détenus ;
  • « Décarboner »  une bonne part des échanges détenus-avocat, mieux pondérer, articuler les interventions, rationnaliser les trajets de l’avocat, privilégier une forme de saine itinérance de l’avocat, saine « frugalité ambulatoire ». L’intérêt est renforcé par l’excentration de la prison de Lantin. Cette prison n’est pas implantée au sein d’une ville par hypothèse plus proche des cabinets d’avocats environnant. Elle demeure plus difficilement accessible en transport en commun et se situe à 15 km de la ville de Liège. Elle regroupe des milliers de détenus pour lesquels des avocats se déplacent aux quatre coins de la Belgique (notons que l’Etat engrange également un gain éventuel, une épargne découlant des trajets rémunérés sous le couvert de l’aide juridique rationalisés) ;
  • Permettre à un stagiaire, un avocat sans voiture, sans moyens de locomotion privé à sa disposition en permanence, ou à un avocat momentanément incapable de se déplacer et rencontrer  tout de même informatiquement son client (certaines discriminations s’en trouvant ici aussi gommées);
  • Contribuer à procurer au détenu le sentiment d’accompagnement renforcé, d’être plus écouté, mieux assisté, mieux conseillé,… contenir le sentiment de rejet institutionnel, amoindrir les symptômes d’un isolement outrancier, en termes d’estime de soi, de mal être ressenti, de confiance en soi, en l’institution, l’affaiblissement, l’évanouissement des forces du détenu en lien avec l’estompement, le délitement du lien social en prison (qui compromet encore les potentialité de réinsertion du détenu, et par suite son amendement). 
  • Faciliter l’organisation carcérale fortement  impactée par la surpopulation galopante en Belgique par le gain de temps, d’argent et d’effectif requis ;
  • Nourrir la réflexion académique centrée sur l’élargissement des contacts professionnels et familiaux en prison. Une étudiante en master de criminologie est du reste actuellement en stage à Lantin, sous la direction du Professeur Vincent Seront et sous la supervision de Jean-François Colasse afin de consacrer son mémoire à la modernisation des contacts noués en prison.

En synthèse, des considérations de type technique (utilitariste, accroissement de la qualité de la défense), juridique (atteintes aux droits parfois contenues), humaines (relationnelles, psychologiques), des considérations de type organisationnelle (institutionnelle), économique (gains d’argent si rares et précieux en temps de crises), moderniste (progressistes, mettant en avant un canal d’avenir), et  didactiques, académiques… se conjuguent pour désigner les bienfaits que la profession et le détenu retireront en utilisant ce nouvel outil de communication. 

« Nous sommes aveugles »s’exclamait l’écrivain José Saramago, tenant son prix Nobel dans les mains. « Nous faisons un usage pervers de notre raison quand nous humilions la vie, quand la dignité de l’être humain est insultée par les puissants de ce monde, quand le mensonge universel a pris la place des vérités plurielles (…). L’homme a cessé de se respecter lui-même quand il a perdu le respect qu’il devait à ses semblables » (Tous les discours de réception du prix Nobel de Littérature, Flammarion, France culture, Paris, 2013, p.265).  Un peu de raison et un peu de lumière sont ici apportés. Le barreau et la prison regardent ici dans une même et bonne direction… nous paraît-il. 

Au prix de toutes ces menues avancées comme tant d’autres peut-être, « les lueurs fugitives de l’aube, l’aurore aux doigts de rose triomphera de la nuit » (Henri Leclerc, La Parole et l’action, Fayard, Paris, 2017, p. 490). Car, il ne faut jamais désespérer du matin … de l’homme, entouré, fût-ce en prison[1]

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[1] Je remercie mes Confrères Géraldine Falque et Patrick Lambotte, associés au projet, pour leur relecture attentive et leurs bénéfiques amendements.

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