Partager sur
Chronique littéraire : Les enfants sont rois, de Delphine de Vigan
Nous n’avions pas tellement apprécié le précédent roman de Delphine de Vigan, prix Renaudot 2015. Le présent ouvrage, peut-être son meilleur, nous réconcilie pleinement avec elle (évidement, pour qu’un chroniqueur goûte un roman, il faut qu’il partage les opinions de l’auteur…). A notre avis, le thème, un polar avec enlèvement d’enfant, n’est qu’un prétexte à une description d’ordre sociologique des dérives de la « société numérique » que l’on est en train de mettre en place, société dans laquelle « chacun existe grâce à la multiplication exponentielle de ses propres traces, sous forme d’images ou de commentaires » (p.20), dans laquelle « le recours à l’anglais (…) est systématique » (p.166), dans laquelle « les frontières de l’intime se sont déplacées : les réseaux censuraient les images de seins ou de fesses. Mais en échange d’un clic, d’un coeur, d’un pouce levé, on montrait ses enfants, sa famille, on racontait sa vie. Chacun était devenu l’administrateur de sa propre exhibition » (p.227).
« Le 10 novembre 2019 aux alentours de dix- huit heures, la fille de Mélanie Claux, alors âgée de six ans, disparut lors d’une partie de cache-cache avec d’autres enfants de sa résidence » (p.57) : ainsi commence l’intrigue policière. L’inspectrice Clara Roussel (« la procédurière ») est chargée de synthétiser les détails de l’enquête. Son nom rappelle celui de l’écrivain Raymond Roussel (est-ce un hasard ?), qui, comme Huysmans (A rebours), décrivit (Locus solus) une villa dont la disposition, la décoration …éveillaient immédiatement chez son occupant des sensations dépaysantes (au sens propre), le faisant, par exemple, se penser au bord de la mer, dans tel endroit…, créant de la sorte une réalité virtuelle avant l’heure ; désormais, en effet, « on peut vivre d’autres vies que la sienne depuis son canapé. Il suffit de s’abonner à une plate-forme payante, de choisir sa formule (…) et de se laisser aller » (p.304) : plus rapide et finalement moins cher que les villégiatures de Raymond Roussel et Huysmans, dont l’aménagement était réservé à de riches esthètes.
Le thème de l’évolution voyeuriste de nos sociétés a déjà été exploité au cinéma. Nous pensons à La mort en direct, de Bertrand Tavernier (interprété par Romy Schneider et Harvey Keitel) et au Truman Show, de Peter Weir, explicitement évoqué dans le roman (p.306), film qui aurait donné son nom au syndrome dit de Truman Show: « les patients atteints de ce syndrome sont persuadés d’être filmés en permanence et que chaque minute de leur vie est retransmise quelque part » (p.306).
« Parfois, elle emmenait Sammy au square, mais une fois rendue devant le portillon métallique, elle renonçait. Elle n’avait pas la force de parler aux autres femmes. (…). Aussi continuait-elle à marcher de plus en plus vite, la poussette propulsée devant elle, fendant l’air, comme la proue aveugle d’un navire égaré. Ces jours- là, elle filait jusqu’au parc de Sceaux , dont elle arpentait les allées jusqu’à la tombée de la nuit, en quête d’une ivresse qui comblerait ce vide qui n’avait pas de nom » (p. 105) ; comment ne pas penser à Pascal : « Ainsi l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion ; et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir » (éd. Brunschvicg, 139).
Le « divertissement » de Mélanie, ce fut YouTube, Instagram et son dernier enfant, sa fille Kimmy.
Un mot du style : nous le dirons « moderne » (nous avouons préférer le style classique du dernier prix Renaudot, Marie- Hélène Lafon, Histoire du fils).
Dans l’ensemble, un bon roman qui, espérons-le, fera réfléchir (même si nous pensons que tout est déjà joué).
André TIHON
Ajouter un commentaire