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Rencontre avec François Dessy - Une Robe d’exception sans dérobade
Rencontre avec François Dessy, avocat au Barreau de Huy et de Liège, qui vient de sortir un livre avec Paul Lombard (hélas décédé cette année) qui retrace trois ans d’échange, livre qui s’intitule: « Défendre ».[1] Ce n’est pas la première fois que cet amoureux de la langue française rencontre ces avocats ayant marqué l’histoire de l’avocature. Après Roland Dumas, Jacques Vergès et Jean-Denis Bredin, voici le quatrième volet de ces rencontres enrichissantes.
Jean-Pierre JACQUES (JPJ) : D’où a germé l’idée de faire un livre avec Paul Lombard ?
François DESSY (FD) : Il y a deux générations qui me séparent de Paul Lombard. Sa vie m’était pour sa plus grande part inconnue. Un livre et une affaire m’ont rattaché à lui. Le livre, c’était celui de Gilles Perrault Le Pull-over rouge. L’intriguante saga qu’on connaît. Et l’affaire : c’était l’affaire Fourniret. Autant les abominations de l’ogre des Ardennes étaient sidérantes d’ignominies (un animal à sang glacé et glaçant, le seul personnage dont Paul Lombard dira qu’il était impossible de lui tirer, lors des débats, fût-ce un frémissement d’humanité), autant ce qu’avait dit Paul Lombard lors du procès paraissait sidérant de justesse, de beauté et de persuasion (les coupures de presse qui avaient relaté la plaidoirie de Paul Lombard arpentant, tel un pèlerin assoiffé de justice, à la cour d’assises de Charleville - la Torche Provençale, pour reprendre le surnom donné à Mirabeau, éclairant le débat, semblait rallumée). Un tour de force pour un avocat à l’orée de ses 80 ans. Ces articles dithyrambiques rappelèrent les faits d’armes de cette Robe, la plus célèbre de France avant l’ère Badinter (qui connut une tardive postérité pénale la quarantaine bien sonnée). Je me suis procuré « Mon intime conviction », chef-d’œuvre de 350 pages sur la profession, qui mériterait d’être plus que suggéré aux « stagiaires-première », pour pénétrer dans le théâtre des combats, du plaideur merveilleux qu’était Paul Lombard. Je me suis procuré ses 25 autres livres pour résorber 60 ans de vie extraordinaire en avant de la scène…d’où s’écrivit l’histoire.
JPJ : Quels furent ses faits d’armes, ses combats, ses clients ?
FD : Paul Lombard est l’homme aux trois vies :
- une vie judiciaire qu’il n’a jamais quittée
- une vie littéraire
- et une vie de grand collectionneur, avocat des arts. Il a défendu les hommes, les arts, les lettres… la poésie, dont il publia une anthologie.
C’est une œuvre écrite saluée par le prix Fémina, deux prix de l’Académie française,… faite de très beaux livres historiques et d’autoportraits de la profession d’avocat fort intéressants…
Lombard, c’est aussi l’avocat et ami du peintre Balthus et du sculpteur César, de la succession des peintres Bonnard, Chagall, Picasso, Matisse, Mata, Dunoyer de Segonzac, Aimé Maeght le galeriste, du prix Nobel Gao Xingjiang, de la chanteuse Régine,…
L’avocat des grandes affaires criminelles ou correctionnelles qui ont secoué les soixante dernières années judiciaires : Ranucci, le petit Grégory (Vuillemin) ou Fourniret, (ou même éphémèrement Omar Raddad, Gabrielle Russier), le drame du Heysel, une des affaires Kerviel - le trader qui fit vaciller la Société Générale, l’affaire Liliane Bettencourt (dont il fut le conseil avant l’arrivée de Kiejman), Béatrice Saubin, Albertine Sarazin,…
Il fut l’avocat de l’OM, du milliardaire Onassis, de Bernadette Chirac,…du ministre Gaston Defferre, le conseiller de Jean-Luc Lagardère, Vincent Bolloré, Vivendi,…
JPJ : Retracez-vous linéairement toutes ces affaires ? Ou bien votre livre est-il un compte rendu biographique de ce que fut sa vie d’avocat ?
FD : Non, ce livre s’inscrit plutôt dans le sillage des deux premiers, l’un consacré à Jacques Vergès (J. Vergès, l’Ultime plaidoyer, éd. De l’Aube, 2014) l’autre à Roland Dumas (Le Virtuose Diplomate, éd. De l’Aube, 2014) et poursuit une double visée : voir, d’une part, sous la robe de maille, voir le chevalier derrière l’armure, et parfois le défaut de la cuirasse. Et, d’autre part, voir en quoi il a marqué l’histoire, je veux dire dans quelle mesure l’histoire judiciaire d’une personne rejoint la grande… Jacques Vergès bataillant au cœur des procès faits au FLN durant la guerre d’Algérie, par la déflagration médiatique, confronté à la partialité des juges militaires siégeants vu l’état d’urgence décrété, fut un des acteurs de la révolution algérienne, de l’indépendance solennisée avec les accords d’Evian de 1962 signés par de Gaulle. L’incidence de certains procès sur l’histoire, le destin des peuples au cours de nos échanges, m’était apparue évidente. Partant de ce postulat, que certaines affaires impactent le futur… Partant d’un présupposé : voir l’œuvre de justice comme ferment du changement salutaire, comme aiguillon du progrès, j’ai voulu rencontrer Paul Lombard. J’ai puisé dans nos échanges cette confirmation que l’on peut et qu’il faut donner « du sens au malheur », comme le disait Jacques Vergès. Qu’un crime, par sa nature ou par la manière dont est conduit le procès qui le réprime, tend à mettre en exergue l’évolution de la société, le crime dit ce qui ne va pas et ce qui mérite d’être changé dans notre société. Le crime, une affaire criminelle, ou non d’ailleurs, peut mettre les doigts sur un dysfonctionnement social. Ce qui prouve que le crime, à tout le moins l’infraction, est au cœur de notre société, pour ne pas dire nécessaire à notre société.
JPJ : Quelles affaires illustrent cette idée ?
FD : Un florilège… Chaque affaire étant discutée pour ce qu’elle a laissé, plus que pour en rappeler les péripéties et le déroulement. En quoi a-t-elle modifié le cours de l’Histoire ? Cette question en fut sans discontinuer le fil conducteur au travers des différents chapitres consacrés aux affaires de sa vie. Citons quelques exemples, quelques chapitres tirés du livre. L’affaire du drame du Heysel dessine en filigrane, induit, l’après Heysel, le grand pas accompli en matière de sécurisation, la violence jugulée dans les gradins mais rejaillie dans les contrats, la violence de marché (voire du terrain : jurisprudence Evra toute récente) succédant à celle de la tribune. L’affaire Petit Grégory entraîne la création de l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale pour doter les enquêteurs de nouvelles compétences techniques et pose déjà la question de la solitude du juge d’instruction 20 ans avant l’affaire d’Outreau ! L’affaire Kerviel montre la faillibilité du système bancaire, à dominante spéculative, faisant des banques une « house, un castel of cards » ( NDLR une maison, un château de carte ) . Car ses banques sont à la fois détentrices des cartes du pouvoir et frêles comme le château qu’elles forment…ainsi, la déconnection du système et du trader … la tuerie d’Auriol sonne le glas du sac, le service d’action civique la milice à la solde de de Gaulle,… sonne la fin d’un certain monde.
JPJ : On pourrait aussi citer la question de l’avortement…. Ou de la peine de mort abondamment traitée dans votre livre.
FD : Paul Lombard (comme Jacques Vergès d’ailleurs) est intervenu, avant la loi Veil, dans des affaires d’infanticides d’autant plus nombreuses à l'époque des premiers tâtonnements de la contraception. Des étudiantes recouraient aux services d’une faiseuse d’ange en sous main… Des vies d’étudiantes ont été brisées parce que, d’un point de vue religieux et légal, extraire un fœtus même après quelques jours équivalait… à tuer ! Ces procès ont démontré qu’il s’imposait de légiférer, ont suscité le manifeste des « 343 salopes », un grand débat à l’Assemblée Nationale le 26 novembre 1974, dont on a fêté le quarantième anniversaire, débats, aboutissant à la loi Veil, promulguée le 17 janvier 1975, légalisant - ou plutôt dépénalisant - l’avortement.
JPJ : Et surtout effectivement, la peine de mort.
FD : Et l’affaire Ranucci, bien sûr, accusé d’avoir tué un enfant de 8 ans, Marie-Dolores Rambla. Son procès s’est ouvert en 1976, devant la Cour d’assises d’Aix. Il fut une caisse de résonance inespérée et fut aussi un révélateur de l’état de la conscience sociale face à la peine capitale. Lombard redoutait un verdict de mort. Le Ministère public l’avait requise. Les jurés y souscrivirent, contrairement à ce qu’ils décidèrent peu de temps après, en faveur de Patrick Henry. Et le président Valéry Giscard d’Estaing (VGE) retourna vers le bas le pouce, qui, faute de grâce accordée, conduisit Ranucci, à 22 ans, à l’échafaud. Au-delà du déchaînement des passions haineuses observé durant le procès, le procès Ranucci témoigne aussi et déjà d’un léger frémissement humaniste, de l’amorce d’un changement qui sera opéré dans l’esprit des juges de Patrick Henry et d’une minorité rangée derrière Badinter dans ce combat, pas encore politisé à ce moment… bien avant la campagne présidentielle de Mitterrand. Combat qui avait déjà débuté avec les vibrants plaidoyers abolitionnistes de Victor Hugo, Condorcet, Beccaria, Gambetta. Paul Lombard, on l’a oublié, fut un des tout grands pourfendeurs de la peine capitale.
JPJ : La plaidoirie de Paul Lombard contre la peine de mort force la reconnaissance et la description de la décapitation de Ranucci saisit de honte.
Morceaux plaidés choisis :
« Juger sur les apparences, c’est se faire bourreau. N’écoutez pas l’opinion publique qui frappe à la porte de la salle. Elle est une prostituée qui tire le juge par la manche (inventée par Moro-Gaffieri et reprise depuis par tant d’autres comme le procureur de la République Eric de Montgolfier), il faut la chasser des prétoires. Car lorsqu’elle rentre par la porte, la justice en sort par l’autre (…). En donnant la mort à Ranucci, vous rouvrirez les portes de la barbarie, vous grossirez le tombeau sanglant des erreurs judicaires, vous deviendrez bourreau, céderez à la colère, à la peur, à la panique. Mais je le sais : vous ne ferez pas cela ».
Bribes descriptives de la mort de Ranucci :
« Trois bruits terrifiants. Le premier, sec et froid : l’installation du corps en bonne position. Le second, semblable à celui d’une hache : le couperet. Le troisième : celui d’un seau d’eau jeté sur la guillotine pour empêcher le sang de cailler. Tant que la peine de mort existera dans le monde, toute l’eau de la mer ne suffira pas à laver la honte des hommes. Le Président de la Cour d’assises, le Procureur Général et, bien sûr, le Président de la République, désertant leur honte, comme ils n’en avaient pas rigoureusement le devoir, n’osèrent pas regarder mourir leur victime …»
FD : Il y a la plaidoirie de Lombard reprise dans toutes les anthologies du verbe judiciaire. Et la lettre de la mère de Christian Ranucci adressée à Henry. Elle le décida à parler avant l’entrée en délibération du jury, cette prise de parole fut réellement émouvante, ce qui put finir de convaincre définitivement les jurés de Troyes de repousser le couperet. Et Badinter se servit de l’incertitude, de l’hypothèque de vérité non levée, sur l’affaire Ranucci pour conforter son plaidoyer contre la guillotine susceptible d’asseoir définitivement une erreur judiciaire. On le voit, l’affaire Ranucci fut significative et fait partie de celles qui, faut-il le reconnaître, permettent à l’avocat, aux juges et jurés de jouer leur plus beau rôle, en accomplissant ce que Malraux appelle, dans ses « Antimémoires », la part divine de l’homme, « c'est-à-dire son aptitude à remettre en cause, à questionner le monde afin de le rendre meilleur ». Un monde comme le souhaitait Lombard et Badinter sans le crime organisé, étatisé, sans l’assassinat légal qu’est la peine de mort, réhabilitée aux Maldives, et plus récemment demandée au Pakistan à la suite d’une fusillade dans une école,… Cette même peine de mort dont la restauration fut aujourd’hui suggérée en France par Marine Le Pen suit au sortir des premiers attentats de Paris - victimes d’actes de terrorisme quasiment guerrier commis dans les bureaux de Charlie Hebdo…- ou remise au cœur du débat politique par Erdogan en Turquie. Le combat (comme bien d’autres) est loin d’être terminé. Il ne tient qu’à nous de le livrer. Accepter de répondre au sang par le sang, œil pour œil, dent pour dent, c’est faire courir encore le terrible risque d’aviver les passions humaines, les fractures, de semer l’intolérance et de faire ainsi le lit de tous les extrémismes politiques et religieux. Et faire reculer la civilisation même. Jamais il ne faut céder à la loi du talion… « Il dépend de nous d’être d’une façon ou d’une autre, (…) s’engoue Iago. Le pouvoir de tout modifier souverainement est dans notre volonté ». Voilà pourquoi Percy Bysshe Shelley (cité en épigraphe dans le livre de François Ost, La comédie de la loi, Michalon, 2012, 312 p.) s’exclame « les Poètes sont les législateurs non reconnus du monde ». Sans doute aurait-il-pu y inclure les gens de justice. Figurez-vous que c’est comme ça que j’interprète aussi la célébrissime tirade que Shakespeare fait saillir dans la bouche d’Hamlet autour de cette difficulté d’« Être ou ne pas être , c’est (pourtant) là la question.»
« Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde,
L’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté,
Les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi,
L’insolence du pouvoir et les rebuffades »
Mais nous agissons aussi, ajoute Hamlet :
« Par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ?
Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ;
Ainsi les couleurs natives de la résolution
Blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ;
Ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes
Se détournent de leur cours, à cette idée,
Et perdent le nom d’action… Doucement, maintenant !
Voici la belle Ophélia… Nymphe, dans tes oraisons.
Souviens-toi de tous mes péchés ». Ne peut-on pas l’interpréter souviens-toi par où l’homme a péché… [Oui, le pêché même criminel peut-être l’indice, le témoin d’un changement souhaitable.
JPJ : Viennent s’y greffer d’autres débats ? La justice d’hier et de demain a beaucoup préoccupé Paul Lombard ?
FD : Oui, se retrouvent traitées dans le livre nombre de questions brûlantes d’actualité. Et notamment, la suppression du juge d’instruction, dont Lombard fut un des premiers convaincus dix ans avant la réforme prônée sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, les dérives terroristes et son approche du phénomène,… le phénomène d’ochlocratie ( le gouvernement des foules), les fatwa de la conscience populaire, l’hallali contre Ranucci hier, Cahuzac aujourd’hui…
JPJ : La question de la Raison d’Etat aussi…
FD : Lombard lui a consacré un livre si l’on peut dire, dédié au procès expéditif, à l’assassinat politique du Duc d’Enghien. Le crime d’Etat va hanter Paul Lombard : celui de Ranucci, un crime d’état mal accoutré, sous les oripeaux d’une grâce refusée ? Lorsqu’on rapproche les Mémoires de Napoléon et de Valéry Giscard d’Estaing, les deux ayant le sang d’un innocent (selon lui) sur les mains, le sang du duc d’Enghien et celui de Ranucci, veulent s’en laver avant de passer ad patres…ils reviennent sur les circonstances, « en pareille circonstance j’agirai de même », « en moi rien ne bouge » …pour mieux les exorciser.
JPJ : Le destin évoqué de certains prisonniers est émouvant …
FD : La fécondité du génie de plume intra muros, la métamorphose en prison d’Albertine Sarazin et de Sade,… fascinaient Lombard … la spiritualité et bien d’autres choses encore.
JPJ : Puis viennent toutes les leçons de vie…
FD : Et les enseignements de Paul Lombard délivrés peu avant le grand passage, les enseignements d’un siècle de vie presque écoulée jusqu’au dernier grain sur le bonheur, l’évolution de l’art, la poésie et le purgatoire auquel elle est vouée, sur l’injustice et la beauté du monde…
Au rang des leçons Lombardiennes, voici ce qu’il m’a asséné en pleine figure et qui en tient lieu : « A chaque épreuve, n’attendez jamais la compassion d’autrui : seules quelques âmes tendres par amitié, amour ou charité, vous seront fidèles. Les autres nourriront votre malheur. Retenez vos pleurs, cachez vos plaies : les hyènes mordent ceux qui saignent, les loups dévorent ceux qui crient, à moins que ce ne soit avec eux, les femmes quittent ceux qui supplient. » Je le dirai à mes enfants quand ils essuieront leur première déconvenue majeure… faire d’abord confiance à soi pour vaincre l’adversité, à contrecourant d’une tendance à la déresponsabilisation au profit des autres…bien qu’ils nous soient nécessaires.
JPJ : Que vous ont apporté ces échanges ? Que vous a légué Paul Lombard au fil de ses conversations ?
FD : Outre ces leçons de vie, outre une myriade d’anecdotes, outre d’incroyables récits que la succession des jours avait enfouis dans les profondeurs de la mémoire judiciaire, ces éternelles brèves de prétoires : deux choses qui en forment une sorte d’héritage presque transmissible.
Un amour encore épaissi du beau, des arts à travers quoi on voit le monde ( sans lui dénier sa part honteuse, ce qu’il est) différemment : Chagall, dont la chaleur colorée révèle les pires extrémités, persécutions de l’homme (pogroms,…) en Russie, dit les choses, comme la musique, dans un langage plus touchant, plus parlant que les mots eux mêmes … L’art, pour détendre, apaiser ou révolutionner le regard.
Une sorte de ferveur vitale, acquise avec la conscience de ce que l’on fait, grandit, qu’il n’y a pas de petite choses, combats, dossiers qui n’aient leur nécessité propre, leur grandeur. Car tout conspire à celle du monde. D’un monde meilleur. Derrière ses accents faussement lyriques, donquichottesque ou rêveurs, se terre ici une réalité : cet engouement, ce goût des choses et des autres est à l’origine de toutes entreprises humaines. Pour Voltaire, en substance : un moucheron fait plus de bruit qu’un lion endormi. Il ne faut pas faire de la politique ou avoir un mandat pour contribuer au bien commun. C’est en cela que Claude Parmentier, dans la dernière livraison commémorative du Pli d’Octobre 2017, rappelle le rôle politique, d’acteur social du juge, « aussi important que celui de nos représentants », affirme le Professeur Geoffrey Grandjean de l’ULG , convoqué pour densifier son étude. « Son rôle créateur se manifeste de plus en plus ouvertement. » Qu’ « il trouve sa source dans la judiciarisation croissante, dans la multiplication des normes légales floues, à contenu variable, ou carrément inintelligibles et dans l’incapacité du législateur de proposer des solutions justes à des problèmes nouveaux soulevés par des évolutions de notre société. » Là se loge le juge inventeur (de trésor), s’éventre, se dépouille le coffre ou la boite à idées (du doyen de Leval) dans l’esprit du juge ( et non dans les étangs d’Ixelles). Le tout « pour pallier, ajoute le Président de section émérite à la Cour de cassation, les carences du législateur et apporter aux citoyens l’apaisement que la loi doit normalement procurer ». Etre « un bon juge », à la Paul Magnaud, (cité dans notre livre dans le chapitre sur l’affaire Villemin) parfois, la sagace modération en plus, pour en retrouver l’écriture en majuscules et le rôle en majesté (au sens du pouvoir même unipersonnel, miniature, de changement).
JPJ : Ainsi en va-t-il aussi de l’avocat et de son pouvoir créateur suggestif…
FD : Il y a toujours « une promesse de l’aube », d’une aube nouvelle, pour peu qu’on l’écoute. Si ce n’est pour illuminer les yeux de la mère, la terre nourricière et ceux qui la peuplent, du moins pour briller dans les yeux de sa propre mère comme Romain Gary- déifié et choyé à l’excès : « Invente un empire où tout soit fervent ». supplie Saint Ex. « A défaut se défait souvent dans l’âme le nœud divin qui noue les choses ». Thémis en a sans doute, comme tant d’autres, grand besoin. Après deux millénaires de règne depuis Hammourabi… Oui, La justice en est un, d’empire. Mais sa ferveur est menacée : son abandon guette tous les acteurs de justice, prêts à déserter ( juges, avocats ou procureurs), sous la pression de l’austérité budgétaire (l’illusoire better with less) , l’inflation des dossiers à traiter, l’évolution sociale où la déconsidération du monde gagne le justiciable, la gratitude optionnelle et la volatilité de clients de plus en plus nombreux, phénomène social, accentué par la courbe de prospérité inversée, l’appauvrissement en temps de crise et la morosité ambiante qui en découle. Le temps des cadeaux offerts en pure signe de gratitude après le règlement de l’état de frais et honoraires (désormais conventionné car , s’il faut éclairer le client, il faut aussi s’en protéger, déficit de confiance oblige…) est presque révolu (soit dit sans matérialisme aucun, en toute chose seule compte l’intention…). « La logique (purement bureaucratique, ajoutons-nous) tue la vie », « quand l’incendie menace, use d’un contre-feu » disait encore Antoine de Saint-Exupéry, et j’ajoute… sacré !
JPJ : Vous évoquiez une kyrielle d’anecdotes… voudriez-vous en livrer trois pour allécher nos lecteurs, a avant d’en prendre congé ?
FD : Je vous lis trois ou quatre anecdotes racontées à la manière des grands conteurs méridionaux, jamais pauvres en épithètes et rehausses colorées, une frise fleurie, d’un bouquet de fleurs du mal parfois, comme se résume la vie de Paul Lombard.
« Nous étions », dit-il , « soucieux de ne jamais passer pour un besogneux, dangereuse coquetterie, feindre d’improviser, de survoler le dossier cent fois relu les nuits de veille. Moro-Giafferi était l’un de ceux-là. J’écoutai, amoureux transi, le grand orateur de la Méditerranée plaider dans les années 50 devant une chambre de la Cour d’appel d’Aix. Il s’arrêta, ramena à lui son énorme ventre, leva son énorme poing et le laissa tomber sur le pupitre dans un vacarme infernal. Le vacarme céda au silence. Brusquement, poussé par une fureur irrésistible, il harponna l’Avocat général : « Vous n’avez pas, Monsieur, le droit de m’interrompre. Votre supériorité, vous ne la devez pas à votre talent mais au menuisier qui vous a permis de me dominer du haut de votre chaire dérisoire ». Un vent de surprise traversa le tribunal car l’irrévérence du parquetier avait vraisemblablement échappé à tout le monde. Après son esclandre, Moro m’invita à déjeuner avec Raymond Philipetti, son ami de toujours. Le repas se prolongea et le vin de Sainte Roseline, au goût de lavande et de thym, coula à flot…Jeune stagiaire, j’allais quitter le restaurant fier comme Artaban : « Tu le veux, mon petit, et bien prends-le ». Moro m’avait fait cadeau de son dossier. Dans le tramway qui me ramenait à Marseille, j’en entrepris la lecture. Ses notes étaient partagées en deux : à droite, la trame de la plaidoirie tracée à l’encre noire, comprenant quelques idées, phrases assassines et dernières jurisprudences. A gauche, au crayon rouge, des mots hâtivement jetés ponctués d’une flèche, assortis d’un point d’interrogation et de quelques hiéroglyphes cabalistiques. Au moment de l’explosion à charge du Parquet, souligné en rouge : « Ici, je m’insurge ». Il s’était insurgé sans que le Procureur y fût pour quoi que ce soit. Dans la même veine, Pollak, autre forçat de la barre, avait un jour lancé : « Je ne lis jamais mes dossiers, ça m’évite d’avoir des idées préconçues ». Je suis le dernier disciple d’une génération d’avocats en voie de disparition, les pithécanthropes du droit ».
« J’étais au Lycée Thiers, le 27 mai (19)44, il devait être 10 heures. Les sirènes de l’école retentissent d’un meuglement continu : l’alerte. Je les entends encore. Les surveillants canalisent les élèves vers les sous-sols de l’immeuble voisin. Moi, je n’avais qu’une seule idée en tête : fuir ces catacombes bondées, pour visionner les actualités du Cinéac, situé à l’angle de la Canebière et du boulevard Garibaldi. Un moment d’inattention de notre guide allait me rendre la liberté. Marseille était déserte, je musarde quasi ingénument. A peine arrivé devant le cinéma, la terre se dérobe, se déchire dans un vacarme de géhenne, la ville éventrée se soulève comme un volcan : l’odeur de la mort était plus puissante que celle de la poudre. Pendant combien de temps me suis-je évanoui ? Quand je reviens à moi, tout ce que je sais, c’est que je suis dans les entrailles, dans les tripes sanglantes d’un cheval mort à qui je dois mon salut, sa chair m’ayant servi de pare-éclats. Une pluie de bombes anglaises et américaines venait de s’abattre sur Marseille. C’est l’enfer, puis c’est le calme effrayant, les avions sont déjà loin. Une fumée âcre rendait les survivants pratiquement aveugles, des enfants sans bras, des hommes sans tête, des femmes dévêtues par le souffle qui rendait hideuse leur nudité. Un peu plus loin, tous mes amis, écrasés sous le béton, gisaient, victimes de leur discipline. Quand je fus de retour à la maison, ma mère, le visage ravagé par les larmes, posa le chapelet qu’elle égrenait frénétiquement. Ton père est parti à la recherche de ton corps. « Je suis là maman parce que j’ai désobéi », lui dis-je. Elle me gifla, éclata en sanglots et me serra si fort dans ses bras que je faillis mourir, pour de bon, étouffé. A compter de ce jour, ce qu’il me restait de jeunesse s’est définitivement évanoui ». Hommage à la désobéissance.
« Picasso avait une splendide et superstitieuse manie : arrivé à l’aboutissement d’une grande étape de sa vie, sentimentale, picturale, artistique, il se délestait de ses pesanteurs, et en désertait les lieux. Nul ne put soupçonner l’ampleur de son œuvre éparpillée, logée sous un doux et épais drap de poussière tendu à l’intérieur de ses onze maisons, dans un état de préservation à peine croyable. J’ai assisté à l’inventaire des biens accumulés par Picasso dans sa villa cannoise, La Californie. Nous progressions dans la villa à pas extrêmement mesurés, voguant de découverte en émerveillement, des dizaines d’estampes bigarrées, d’esquisses, de céramiques chamarrées, carnets d’étude, moleskines de voyage, objets insaisissables à la beauté patibulaire, des toiles inédites, des yeux torves fixant après des années d’oubli les intrus patentés, un cabinet, un kaléidoscope de curiosités à nul autre pareil. Pérégrinant avec la prudence et la lenteur d’un joaillier, je pénètre, à un moment donné, dans une pièce. Par terre, à mes pieds, un ballet endormi, amas d’œuvres et de lettres enlacées. Un vieux papier, moins poussiéreux, attire mon regard sans que la signature ne s’en dérobe. Je me baisse, c’était celle d’Apollinaire au bas d’une lettre envoyée à Picasso. Je la ramasse et souffle délicatement dessous. L’odeur vieillie me parvient encore, intacte, ces derniers parfums emprisonnés, soudainement dégagés, libérés avec une fine nuée de poussière. La dernière bouffée d’un autre temps captée. »
JPJ : Une anecdote plus amusante ?
FD : Paul Lombard est à un match au sommet au stade Vélodrome, match européen de l’OM à l’enjeu important justifiant que le maître daigne s’y « loger » et faire un bain de foule où se retrouve condensée toute sa clientèle réelle et potentielle, des milliers de personnes. Paul Lombard arrive en retard, pontifiant auprès des caciques du Club qu’il défend quand on s’est sucré de manière un peu trop occulte à l’occasion d’une transaction juteuse… Il se gare mal. Juste devant l’entrée du stade, son véhicule est connu : ce qui lui vaudra un appel micro au stade retentissant : Paul Lombard, Maître Lombard est prié de déplacer son véhicule… la publicité la moins chère, la plus économe d’énergie et la plus efficace dans son fief. Marseille savait recevoir et Paul Lombard à son Cabinet aussi…
JPJ : Vous auriez pu citer sa rencontre avec Brel, ses échanges avec Trenet, …
FD : « Nous étions un jour attablés Chez Félix, brasserie cannoise à la mode », me dit Lombard. « Trenet aperçut son coiffeur et l’invita à se joindre à nous. « Je viens de terminer mes mémoires », enchaîna l’invité. Le virtuose de la mise en pli se prenait pour le digne successeur du perruquier de Marie-Antoinette. « Je cherche désespérément un titre », continua-t-il sans rire. Un instant plus tard Trenet s’écria : «Je l’ai votre titre. Les essais de mon peigne ! »…
Et tant d’autres Happy Hours de Paul Lombard, qui pourraient, verre ou pas à la main, toge provisoirement pendue au vestiaire, occuper l’Open Bar… de Liedggggggchhhhhh.
JPJ : Vous posez une dernière question rituelle à Paul Lombard : à toutes les générations qui vous suivront, que direz-vous encore ? La réponse ne saurait mieux terminer ces confraternelles évocations…
FD : Je ne crois pas aux générations, je crois en l’être humain. Si je devais donner un seul conseil à un enfant de ce siècle, je lui demanderais de ne pas se conformer à son époque. Je lui dirais : montrez-vous au monde tel que vous êtes, rien n’exige autant de courage. Si vous vous destinez au barreau, j’ajouterai : les avocats ont bien des défauts, mais ce sont ceux que l’on retrouve toujours au rendez-vous des libertés menacées. Chaque fois qu’un homme est à défendre, un avocat se lève. A vous maintenant.
Affectueusement et amicalement. Paul Lombard
[1] Préfacé par Didier Decoin, de l’Académie Goncourt, Ed. du Panthéon, Filiale Hachette, Paris, sortie octobre 2017, 310 p.
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