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Le directeur de l'aide juridique : une nouvelle fonction pour un nouvel élan? Interview!
Interview en 3 actes de Monsieur Serge Mascart, directeur de l’aide juridique du Barreau de Liège. Premier acte: Un choix professionnel singulier PB (Pierre Bayard) : Serge, après de nombreuses années au Barreau, tu as décidé de quitter la profession pour devenir directeur de l’aide juridique. Pourquoi ce changement singulier de carrière ? SM (Serge Mascart) : La crise de la quarantaine… Non, plus sérieusement, ma décision provient principalement d’un sentiment d'insatisfaction que j’ai ressenti au sortir de ma présidence du bureau d'aide juridique. L'expérience du bureau d'aide juridique m'avait enthousiasmé (j’y suis resté près de 10 ans !) mais j'ai eu la très nette impression d'être confronté à des chantiers gigantesques sans avoir eu le temps de pouvoir m’y consacrer totalement et sans pouvoir avoir une réflexion à moyen, voire à long terme sur le système. La majeure partie du temps était ainsi monopolisée par la gestion du quotidien (désignation, gestion quotidienne, contrôles internes / croisés,…). Bref, je me suis senti dans la peau du pompier de service qui court d'un incendie à un autre, et qui ne dispose que d’un pouvoir limité pour anticiper les difficultés sachant que les moyens du bord sont extrêmement limités. C'était assez frustrant … Ayant été moi-même « bénéficiaire » du système d’aide juridique comme avocat et m’étant impliqué dans son organisation, j'ai estimé que je devais poursuivre la réflexion. Tout naturellement la solution de la création d'un poste permanent à la tête du bureau d'aide juridique s’est imposée à moi. Cependant, je dois bien reconnaître que le virage « du tout à l'économique » pris depuis quelques années par la profession ne rencontrait plus mes aspirations professionnelles, en tout cas, je le trouvais fort éloigné de ma pratique quotidienne… J’ai donc suivi le projet, qui a d’abord été envisagé en parallèle avec la fusion des Barreaux viaMonsieur le bâtonnier Renette puis poursuivie par Monsieur le bâtonnier Dembour. En parallèle, ce travail effectué pour le CO m’a permis de faire aboutir ma réflexion : petit à petit l’idée de postuler pour le poste de directeur a fait son chemin. PB : Comment s’est passé ton recrutement par l’Ordre ? SM : Dès le moment où j’ai annoncé mon intérêt pour la fonction, j'ai tout naturellement fait un pas de côté et n'ai pas participé aux différentes délibérations du CO (ce qui m’a valu le plaisir de passer de longs moments d’attente- scrupuleusement comptabilisés par Monsieur le bâtonnier Maréchal…- dans le couloir menant à la salle du Trône !). Ayant suivi un parcours assez classique et direct au Barreau (pré-stage et stage chez Henry et Mersch auprès de Fabienne Henry et Stéphane Gothot), j’ai dû, pour la première fois, préparer ma candidature, mon CV, ma lettre de motivation ce qui s’est révélé être un exercice particulier qui a renforcé encore davantage mon choix. J’ai participé à la journée de sélection avec 9 autres candidats. J’avoue que mon profil était un peu comment dire…, atypique par rapport aux autres candidates : j'étais le seul avocat « en exercice », homme, et d’une certaine expérience (qu’on se rassure il s’agit là seulement d’une formule politiquement correcte signifiant "d’un certain âge", ou plutôt "d’un âge certain "…)! L'une d'entre elles, qui connaissait un peu le milieu du Barreau, m'a salué en me prenant pour l'un des examinateurs. A l’issue de la procédure de sélection, j’ai été averti que ma candidature était retenue : il me faudrait donc quitter le Barreau. PB : Après quelques mois, que penses-tu de ton choix ? SM : Cette question m’est posée quasi quotidiennement depuis le 1er septembre. Je dirais que je ne regrette aucunement mon choix et que je découvre encore maintenant, après six mois d'entrée en fonction, de nouveaux horizons. Je mentirais en disant qu'il m'a été facile de quitter la profession (ou plutôt de m'en éloigner…) et que je n'ai jamais de vague à l'âme à ne plus être avocat- ainsi je ne cache pas un certain pincement au cœur lorsque, le 1er septembre déjà, écrivant mon premier mail à un (ex) confrère, j’ai dû débuter par « cher Maître » et m’abstenir de conclure par le traditionnel « Bien confraternellement »…– mais la vie est faite de choix comme dirait notre bâtonnier. Je suis cependant satisfait de pouvoir me consacrer « à temps plein » à l'aide juridique. Le BAJ est devenu une petite entreprise avec un budget de fonctionnement conséquent et une équipe à gérer. L’aide juridique est devenue incontournable et il faut lui affecter les moyens professionnels nécessaires pour en assurer le développement. Acte 2 : Le rôle du directeur et la situation du BAJ PB : Quel est le rôle exact du Directeur de l’Aide Juridique? SM : Il y a essentiellement deux axes :
- Le premier est relatif à la gestion de l'équipe. Aucune entreprise –même si je n'aime pas trop le terme pour le bureau d'aide juridique – ne peut fonctionner avec un dirigeant qui change tous les deux ans.
- Le second concerne un travail « de fond », se déclinant, d'une part, avec la gestion quotidienne (les désignations, gestion des plaintes, les contrôles internes et croisés et le payement des indemnités,…) et, d'autre part, avec l'élaboration d'une politique à moyen / long terme.
Il s'agit plus là, pour ce dernier point, du travail de réflexion dont j'ai parlé au point précédent et dont j'ai dit que je regrettais de n'avoir pu l'aborder efficacement lorsque j'ai été président du bureau d'aide juridique. Cet axe implique un travail de concertation avec l'ensemble des BAJ francophones et du royaume, ce qui, là aussi, ouvre de nouveaux horizons. Bien évidemment, ma fonction me permet désormais de travailler « en prise directe » avec Avocats.be PB : Peux-tu nous présenter le BAJ en quelques chiffres ? SM : Le BAJ se compose de six employés et neufs avocats, membres du bureau exécutif ( je précise que ce bureau a été sensiblement réduit depuis mon entrée en fonction étant donné que mon poste recouvre les fonctions de président, de vice-président, de trésorier et de secrétaire). Le nombre de désignations par an est compris entre 21 et 22.000, interventions dans le cadre de la Loi « Salduz » comprises. Chaque année, environ 19.000 rapports sont rentrés et corrigés. Le nombre total d’indemnités versées aux avocats en exécutions des prestations en AJSL est de l’ordre de 6,25 à 6,6 millions d’euros par an. Rappelons que les permanences de première ligne ne sont pas liées à l’aide juridique de seconde ligne : elles relèvent de la fédération Wallonie-Bruxelles. Je considère que cette scission des compétences est un non-sens. Mon objectif est donc de maintenir et de renforcer les liens entre les deux secteurs. Le défi est de taille puisque l'aide juridique vient d'être modifiée et réorganisée en arrondissement judiciaire c'est-à-dire avec Huy et Verviers. Maintenant, cela ouvre aussi d’évidentes perspectives de rapprochement… PB : Quels sont tes objectifs pour le BAJ à court, moyen et long terme ? SM : À court terme, très humblement assurer la gestion quotidienne comme le faisait auparavant le président. Cela peut sembler modeste par rapport aux ambitions que je viens d’exposer mais il est essentiel de faire fonctionner le système au mieux, sachant que le BAJ a été confronté à une année particulièrement chargée en matière d'aide juridique : réforme, Salduz bis, entrée en vigueur prochaine de la TVA… Mon objectif à court terme est donc, le plus possible, de faciliter le travail des avocats pour qu'ils puissent digérer la réforme et travailler sereinement en aide juridique. À moyen terme, je souhaite repenser–dans un but d'amélioration –l'organisation du bureau d'aide juridique. Je vois deux orientations :
- d'une part en ce qui concerne l'organisation interne des employés avec une meilleure définition et répartition des tâches, l'élaboration de procédures de gestion (accueil, permanence téléphonique, archivage électronique…),
- d'autre part, en ce qui concerne le processus de désignation (organisation des permanences, amélioration de la phase « deux » du Front permettant à l'avocat de demander lui-même sa désignation).
À long terme,… le sujet est vaste mais il y a principalement tout le travail de réflexion qu'il faut mener afin que les avocats soient en mesure de se montrer proactifs et d'anticiper les changements plutôt que, comme ce fut le cas jusqu'à présent, de les subir. De manière très concrète, il y a l'élaboration d'une nouvelle plate-forme informatique qui s'intègre dans l'ensemble des projets informatiques d’Avocats.be. Il y a aussi la réflexion sur la création d'une fonction d'avocat permanent / salarié dans la lignée de ce que j’ai pu observer au Québec. Acte 3: l'aide juridique eu Canada: un modèle à suivre?
PB : Parlons de ce voyage d’étude au Canada qui a eu lieu début février 2017. Peux-tu me dire quel était l’objet de ce voyage ? SM : Le système québécois d’aide juridique est présenté comme l'un des plus efficaces au monde. J'ai personnellement eu l'occasion d'assister, il y a deux ans, au colloque d'Avocats.be où un atelier était dédié à l'aide juridique et avait été animé par le président de la commission des services juridiques, Maître Denis Roy. J'avais été particulièrement impressionné par l'organisation qu'il décrivait : cette expérience a été pour beaucoup dans le choix professionnel que je viens de poser en devenant directeur de l’aide juridique. L'objectif était donc d'approfondir l'examen de la pratique québécoise, l'idéal étant de nourrir une réflexion sur les aspects qui pourraient être importés en Belgique. PB : Quels sont les éléments que tu as pu découvrir sur place ? SM : Nous étions 10 à partir (des présidents / membres du bureau d'aide juridique de Bruxelles, Nivelles, Tournai, Namur et Charleroi) et tous les participants ont abouti à la même conclusion quant à la pertinence du système d’aide juridique québécois. Soulignons, tout d’abord, que nos systèmes respectifs présentent un certain nombre de similitudes. La principale différence étant, à mon sens, l'existence au Québec de la figure d'avocats salariés, d'avocats d'État… ce qui paraît impensable à l’heure actuelle en Belgique vu la forte opposition. Un des principaux arguments que l’on entend en Belgique à l’heure est actuelle peut être résumé comme suit : « comment un avocat salarié de l'État peut-il défendre, avec tout l'engagement voulu, un justiciable par exemple cité devant le tribunal correctionnel alors que son adversaire est le procureur du roi, c'est-à-dire l'État, qui est son employeur ? » Pour avoir vu ces avocats permanents pratiquer et entendu tout le bien qu’en pensaient les magistrats, je suis encore plus persuadé que l'argument selon lequel cette configuration ne garantirait pas l'indépendance de l'avocat ne tient pas la route, ou en tout cas, est parfaitement maîtrisé par les garanties mises en place par le système québécois. Ce système québécois est un système mixte, l'aide juridique étant dispensée tant par les « avocats permanents » ou « avocat d'État » (40%) que les « avocats de pratique privée » (60%). Tout le système, en ce compris le paiement des factures des avocats de pratique privée, est centralisé par une structure faîtière qui est la commission des services juridiques. Le système, tel qu'il est organisé, engendre une concurrence saine et émulatrice entre les « avocats permanents » et les avocats de pratique privée. PB : Quelles sont les pistes que tu ramènes avec toi ? SM : C'est toute la difficulté de l'exercice : arriver à concrétiser tout ce que l'on a pu observer en important en Belgique ce qui peut l'être. Il est clair que le premier écueil est d'ordre budgétaire et qu'il faut se livrer à une étude approfondie sur la question afin de se baser sur les éléments solides. J’avoue que je serais tenté – étant un doux rêveur- de proposer la mise sur pied d'un projet expérimental avec des avocats permanents au BAJ de Liège… Je crois d’ailleurs avoir entendu le bâtonnier en exercice relayer cette suggestion lors de son discours d'investiture. Cette réflexion doit néanmoins s'inscrire dans un projet global avec les autres BAJ et BJB, faute de quoi il sera irrémédiablement voué à l'échec… En conclusion, je dirais, en dehors de toute considération personnelle, que je suis heureux que le barreau de Liège se soit engagé dans la professionnalisation de l’aide juridique. C’était nécessaire et il était plus que temps d’y procéder. À titre personnel, je suis particulièrement heureux de pouvoir relever ce défi de taille. Nous le savons tous, le secteur de la justice est confronté à une crise d’importance. L’aide juridique n’est pas épargnée. Les idées, les solutions existent, j’en suis profondément convaincu. À nous de répondre présent et de les mettre en œuvre pour permettre aux avocats de travailler sereinement en aide juridique et de garantir ainsi un accès à la justice aux plus démunis, ce qui est l’un des fondements de la profession.
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