La manifestation des magistrats à Liège : ceci n'est pas une grève !

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WP_20160607_08_53_15_ProUn État qui marchande sa Justice "n'est plus un État de droit mais un État voyou". Vous vous souviendrez de cette phrase choc prononcée par le Premier président de la Cour de cassation sur un plateau de télévision. Choc par le choix des mots employés par le haut magistrat. Des mots forts. Des mots durs. Des mots cinglants. Choc par la méthode utilisée tant il est rare de voir un si haut fonctionnaire s'exprimer de la sorte lors d'une sortie médiatique bien organisée. Choc enfin car dans la conception de la séparation des pouvoirs de la philosophie des Lumières et plus particulièrement de Montesquieu, on peut légitimement se demander s'il entre bien dans la fonction du Premier président de la cour judiciaire suprême de vilipender de la sorte le pouvoir exécutif alors qu'il appartient au pouvoir judiciaire.

Au-delà de la formule, il n'en demeure pas moins une question légitime et fondamentale pour l'avenir de notre Justice. Est-ce que les économies réalisées sont de nature à permettre à ce pouvoir d'assurer encore son rôle dans une société démocratique ? La question n'est pas si rhétorique qu'elle n'y parait. L'accès à la Justice et donc plus prosaïquement à un juge est bel et bien un droit fondamental consacré depuis longtemps, notamment, par la Cour européenne des droits de l'homme.

Le constat est sévère. Tous les acteurs de la justice, les fameux "auxiliaires" de justice, dénoncent le manque de moyens dont la Justice souffre depuis de trop nombreuses années. Qu'ils soient experts judiciaires, universitaires, gardiens de prison, personnels administratifs des greffes, avocats ou magistrats, tous réclament un meilleur financement de ce troisième pouvoir.

C'est dans ce contexte que les magistrats ont décidé de manifester, eux aussi, leur mécontentement, le 7 juin 2016 en retardant le début des audiences de 30 minutes. S'il est rare de voir les magistrats manifester, il est encore plus rare de voir cette manifestation soutenue par le Barreau. La solidarité exprimée par tous les acteurs judiciaires lors de la manifestation du 7 juin est à l'image de l'ampleur du problème: il touche tout le monde.

WP_20160607_08_54_50_ProMadame Isabelle Collard, juge au tribunal de première instance de Liège, a d'abord pris la parole au nom de l'Union Professionnelle des Magistrats (UPM). Un message clair et ferme à la fois basé sur un constat alarmant: le sous-effectif, la ruine des bâtiments, l'absence d'informatisation, des restrictions budgétaires dans le fonctionnement de la justice elle-même sont autant de problèmes dénoncés. Comme le conclut l'UPM, "Il faut certes oser le pas d’une justice moderne et plus efficace mais cela ne peut se faire ni au détriment de la qualité du service rendu ni au mépris de valeurs fondamentales telles que l’accès égal à la justice pour tout citoyen ou l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ce sont des garanties essentielles d’une société démocratique."

Monsieur Pierre Lambillon, conseiller à la Cour du travail de Liège s'est ensuite exprimé au nom de l'Association Syndicale des Magistrats (ASM): "Nous n'avons pas le pouvoir de faire les lois, mais le devoir de les appliquer et celui de revendiquer les moyens requis à cet effet. Nous n'avons pas le pouvoir de lever les fonds nécessaires à l'action de la justice ; en revanche, nous avons le devoir d'exiger que son financement respecte son indépendance. Nous avons un devoir de résistance."

Un discours fort, engagé mais précis et ciselé pour exiger "un service de qualité qui ne fasse pas de la justice une marchandise".

Enfin, c'est Monsieur le bâtonnier François Dembour qui prend la parole. Le soutien du Barreau est sans réserve à l'action des magistrats car "si l’on ne veut pas que la justice devienne injuste, il faut la soutenir".

WP_20160607_09_00_21_ProFaire des économies et rationaliser les moyens est, en soi, une bonne chose. Personne ne peut contester que ces deux objectifs doivent permettre une gestion saine et efficace des moyens alloués à cette fonction régalienne importante qu'est la fonction de juger. Si l'objectif est purement économique et ne s'accompagne pas d'une réflexion en profondeur d'une mutation vers une meilleure justice, la flèche risque de manquer sa cible.

Comme nous le rappelait récemment Françoise Tulkens, "Il n'y a plus un tribunal international qui fonctionne sans une informatique extrêmement poussée; c'est un gain de productivité énorme". C'est dans ce domaine qu'il faut davantage de moyens, martèle-t-elle, sans vouloir réduire la grogne des magistrats à une question strictement budgétaire. "La Justice est un pilier fondamental qui, à terme, participera aussi à des économies générales", ajoute-t-elle, illustrant à nouveau son propos avec le cas de l'informatique : "Évidemment, c'est un investissement. Mais un investissement qui rapporte".

Cette action des magistrats a été menée dans la dignité et dans le respect de la répartition des pouvoirs. Car un Pouvoir – celui de la Justice – n'a pas le droit, n'a pas le pouvoir, de faire la grève "parce qu'un Pouvoir s'exerce." C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les magistrats n'ont pas fait grève: "c'est exclusivement pour ne pas pénaliser le citoyen, pour ne pas ajouter un désordre supplémentaire au chaos".

Par contre, dénoncer, tirer la sonnette d'alarme, crier un "ça suffit", se faire entendre et on l'espère, être écouté est dans la nature même de la fonction de juger.

Le soutien des avocats a été inconditionnel dès lors que les difficultés que rencontrent les uns sont intimement liées à celles des autres. Ne sommes-nous pas dans la même galère ? Alors ramons ensemble, dans le même sens !  Certes, à contre-courant mais se laisser porter par les remous actuel du torrent de mesures d'austérité et d'économie n'est pas source de progrès et d'une justice de qualité. N'en déplaise à certains.

Jean-Pierre JACQUES

PS: les textes des discours sont disponibles ici pour l'UPM, l'ASM et le bâtonnier Dembour.

 

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