L’éléphant, la chauve-souris et le droit. Interview de Madame Vinciane Despret.

Interview

« L'éthique nous est plus connue aujourd'hui sous un autre nom, c'est le mot éthologie. Lorsqu'on parle d'une éthologie à propos des animaux, ou à propos de l'homme, il s'agit de quoi ? L'éthologie au sens le plus rudimentaire c'est une science pratique, de quoi ? Une science pratique des manières d'être. (…) Dans ce qu'on appelle les classifications animales, on définira l'animal avant tout, chaque fois que c'est possible, par son essence, c'est à dire par ce qu'il est. Imaginez ces types qui arrivent et qui procèdent tout à fait autrement : ils s'intéressent à ce que la chose ou ce que l'animal peut. Ils vont faire une espèce de registre des pouvoirs de l'animal. Celui-là peut voler, celui-ci mange de l'herbe, tel autre mange de la viande. Le régime alimentaire, vous sentez qu'il s'agit des modes d'existence. Une chose inanimée aussi, qu'est-ce qu'elle peut, le diamant qu'est-ce qu'il peut? C'est à dire de quelles épreuves est-il capable ? Qu'est-ce qu'il supporte ? Qu'est-ce qu'il fait ? Un chameau ça peut ne pas boire pendant longtemps. C'est une passion du chameau. On définit les choses par ce qu'elles peuvent, ça ouvre des expérimentations. » Gilles Deleuze,  Cours sur Spinoza, du 21 décembre 1980.

Interview de Madame Vinciane Despret, philosophe, éthologue, chercheuse au département de philosophie de l’Université de Liège, par Maître Déborah GOL

Déborah Gol : Dans votre dernier ouvrage, vous montrez comment les actes de « délinquance » que les animaux commettent peuvent être compris comme des symptômes de dysfonctionnement des relations ou des structures sociales qui les entourent.

photo vdVinciane Despret : En effet, c’est l’hypothèse de J. HRBAL, le seul des historiens connus qui ait osé émettre une hypothèse aussi risquée : penser que ce qu’on avait jusqu’alors appelé pudiquement des « accidents », c’est-à-dire les comportements violents d’animaux qui se manifestaient par exemple dans les cirques et les zoos, sont en réalité la conséquence du fait que les animaux jugeaient le comportement à leur égard et posaient des limites. Les éleveurs disent la même chose de leurs animaux.

Ce discours est novateur en ce qu’il crédite les animaux de ce que l’on appelle en anglais l’« agency », qui pourrait se traduire par l’« agentivité », c’est-à-dire le fait d’avoir des actions autonomes, d’être maître de ses actes … L’idée est donc que les animaux agiraient délibérément, attestant par leur rébellion de la conscience de l’injustice dont ils sont victimes. Les zoos préféraient l’explication de l’accident pour expliquer ces phénomènes, pour deux raisons essentiellement : d’abord, parce qu’admettre que les animaux pouvaient consciemment vouloir se rebeller contre leur sort pouvait poser des problèmes de sécurité et effrayer les spectateurs et ensuite, parce que les gens inclinent plutôt à penser que les animaux ne savent pas très bien ce qu’ils font. C’est « l’instinct », donc cela ressort de l’accident… « Il n’a pas voulu vraiment ce qu’il a fait, il a été débordé par des pulsions », ce qui correspond à l’image cartésienne de l’animal machine. Les travaux de J. HRBAL montrent clairement, au contraire, que les animaux ont conscience d’être victimes d’une injustice.

D.G. : Les animaux ont-ils un sens de ce qui est « juste » ou « injuste » ?

V.D. : Ce qui est sûr, c’est que les animaux ont le sens de ce qui se fait ou pas, le sens des normes. C’est ce qui ressort de la thèse de HRBAL mais aussi, par ailleurs, de l’observation de Marc BEKOFF à partir des jeux : dans le jeu, les animaux manifestent qu’ils ont un sens des normes, mieux traduit par la notion de « fair play », c’est-à-dire qu’ils ont le sens des convenances, de ce qui se fait. Ce qui renoue avec l’origine du mot éthologie (ethos= usage).

Marc BEKOFF montre que le jeu, chez les animaux, est exemplaire du fait que les animaux ont le sens des limites à ne pas dépasser, puisqu’ils ont tendance à ne pas tricher. Ainsi, quand un gros chien se bat avec un petit, il va spontanément affaiblir sa force, prendre des attitudes infantiles pour permettre que le jeu continue. On observe qu’il y a d’ailleurs très peu d’accidents dans les jeux, parce que les animaux se contrôlent de façon à ce que le jeu reste le jeu.

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On trouve par ailleurs chez les animaux une forme d’organisation sociale. D’autres recherches ont en effet mis en lumière des situations d’altruisme réciproque, c’est-à-dire, chez certains animaux, la mise au point de systèmes visant à assurer certaines formes d’organisation de la vie en commun, qui tendent à empêcher que la loi du plus fort ou la tricherie ne l’emporte. Par exemple, chez les chauves-souris du Costa Rica, qui sont des chauves-souris « vampires », on observe que certaines vont régurgiter du sang pour celles qui n’ont pas eu suffisamment à manger. Et il semblerait que ce système soit contrôlé. De la même manière, elles forment des grappes pour dormir. Or, la meilleure place est au milieu, c’est là qu’il fait le plus chaud. On observe que ce ne sont pas toujours les mêmes qui s’y trouvent,  il semblerait qu’il y ait échange de place.

D.G. : Quel type de réaction observe-t-on vis-à-vis de ceux d’entre eux qui ne respectent pas les règles de vie en groupe ? Existe-t-il une forme de sanction « sociale » ?

V.D. : Chez ces chauves-souris, par exemple, celle qui ne respecte pas les règles se fait exclure. Dans les coalitions que forment les chimpanzés, on observe également que lorsque les dominants abusent de leur pouvoir, il y a des coalitions qui se forment pour les détrôner. Il y aurait donc des formes de régulation sociale, des contre-pouvoirs qui contrebalancent un exercice du pouvoir trop coûteux pour les autres.

Il y a donc bien des règles de vie en société, des mécanismes qui préviennent et des systèmes de sanctions pour certains types de comportements, qui se font au cas par cas.

D.G. : Observe-t-on chez les animaux ce que Claude LEVI-STRAUSS a identifié comme des interdits « fondamentaux » dans les sociétés humaines, comme l’inceste et le meurtre ?

V.D. : Dans un article publié dans années 80 par le philosophe B. LATOUR et la primatologue S. STURM (observatrice des sociétés de babouins au Kenia), il est exposé que ces sociétés de babouins diffèrent des nôtres, qu’elles sont plus complexes. Nous avons en effet des institutions qui stabilisent nos rapports ; ce qui est interdit est marqué dans les lois, donc la transgression est identifiable. Nous avons par ailleurs des actes de propriété, des contrats, qui vont marquer le fait qu’un bien appartient à X ou Y. Chez nous, cette identification passe même par l’architecture et la disposition des lieux, par exemple, dans un tribunal, la disposition matérielle des lieux rappelle, acte et fabrique des relations d’autorité. C’est ce qui caractérise les sociétés « matérielles » comme le sont les sociétés humaines, ce sont des sociétés qui permettent les lois et les contrats.

Les babouins, quant à eux, ne vivent pas dans une société matérielle, ce qui implique que les relations sont toujours instables ; ils doivent de façon permanente rejouer les situations. Par exemple, un babouin qui noue une alliance un jour, en acceptant d’aider un de ses congénères, aura peut-être perdu son allié le lendemain. Il faudra sans cesse tester la relation, ce qui explique par exemple pourquoi ils font tout le temps des rituels de pacification (ils se saluent, se font des signes de reconnaissance) ; ils sont tout le temps en train d’évaluer leur relation entre eux. Ce sont des sociétés qui reposent sur des formes de stabilité qui ne sont pas les mêmes formes que nous, qui ne sont pas des formes de stabilité matérielle.

 

D.G. : Vous avez eu également l’occasion de travailler sur la question de la manière dont le droit appréhende l’animal, notamment en participant à la commission mise en place en vue de l’élaboration de la loi du 28 janvier 2015, par laquelle la France a reconnu aux animaux le statut d’« êtres vivants doués de sensibilité ». En Belgique, l’animal est toujours considéré comme une chose par le Code civil, même si cette chose bénéficie d’une protection particulière, notamment contre les maltraitances dont elle pourrait être victime. Que pensez-vous de cette évolution, qui tend à la reconnaissance d’un statut juridique de l’animal qui se situerait comme un intermédiaire entre la chose et la personne ?

V.D. : Je ne sais exactement ce qu’il faut en penser. En France, la réflexion était basée sur l’idée de montrer que ce qu’on a pensé des animaux jusqu’à présent est dépassé, qu’il faut s’adapter aux nouvelles connaissances. On se rend en effet compte du fait que les animaux sont plus sensibles, plus intelligents que ce qu’on pensait. L’idée sous-jacente est : qu’est-ce qui justifierait dans leur capacité cognitive et sensitive qu’on les traite autrement ?

Deux réflexions ont émergé à partir de là : d’abord, certains juristes avaient proposé qu’on garde le statut de chose, partant du constat qu’à certains égards, les choses sont mieux protégées par la loi que les gens, et qu’il fallait donc réfléchir à deux fois avant de changer le statut juridique de l’animal, et peut-être privilégier une meilleure définition du statut des choses. Certains objets sont en effet des quasi-personnes, les œuvres d’art par exemple. D’autres revendiquent le statut de personne pour les animaux pour le caractère symbolique que cette personnification implique.

Je ne suis ni favorable au statut de chose ni de personne. Je suis par contre opposée à un droit des animaux en tant que tel : ce serait trop compliqué à mettre en œuvre puisqu’il faudrait résoudre dans de nombreux cas (la chasse, l’élevage, certaines activités culturelles…) la balance d’intérêts entre les intérêts de l’Homme et de l’animal, que cela aboutirait à protéger plus certaines espèces que d’autres, de sorte que le droit viendrait à sanctionner de nouvelles hiérarchies.

Peut-être que l’idéal serait de faire croiser ces deux propositions : croiser la notion de chose et de personne avec les inventions qu’on a créées pour désigner certaines choses à statut particulier, comme les membres greffés par exemple. L’idée de personne symbolique me semble en tout cas intéressante, quoique je n’abandonnerai pas l’idée de chose, car l’étymologie du mot chose, c’est la cause, c’est-à-dire ce sur quoi on va débattre. Je trouve intéressant que les animaux deviennent objet de cause, de sorte que chaque situation demande un débat contradictoire. S’il y a conflit entre un groupe d’humains et d’animaux, ce qui est intéressant est la solution à ce conflit ne va pas de soi, ça se négocie, qu’un juge doive se prononcer sur la question. On peut décider en effet que cela aboutit à privilégier les intérêts humains (comme par exemple, la corrida qui se voit reconnaître le statut d’exception culturelle).

Ce sont des décisions de limites.

 « Au cœur de ce débat, une question se dessinait, qui finit par émerger : quelles allaient être les conséquences du fait de donner à certains animaux le statut de personne, conséquences cette fois non pour les humains, ce qui avait été la manière dont on avait toujours formulé la question et qui avait considérablement affolé et enlisé le débat, mais bien pour les autres animaux ? (…) En guise de directives futures, il fallait donc reprendre la question en convoquant bien d’autres êtres, d’autres animaux pris dans d’autres rapports avec les humains, et la reprendre sous une tout autre forme : il fallait la reprendre en veillant à ce qu’elle puisse sans cesse être réitérée. Non plus comme une question ontologique, un problème d’essence ou de nature ; non plus comme une question anthropologique qui prétendrait étendre les définitions de l’humanité au départ de celle, problématique, qui s’est forgée contre l’animalité ; mais bien comme une question expérimentale, au sens de ce dont les êtres font l’expérience et expérimentent ensemble, qui modifie leurs identités et qui construit les régimes d’obligations. Si « être une personne » désigne, dans cette perspective, le fait que ce qui importe pour un être peut importer pour d’autres et les obliger, la question n’est plus de savoir ce que c’est qu’être une personne et quelle catégorie peut contenir ceux qui se verraient accorder ce droit, mais bien : quelles sont les multiples manières et les bonnes conditions par lesquelles on devient, pour les autres, une personne ? » (Extrait de V. DESPRET et S. GUTWIRTH, « L’affaire Harry », Revue Terrain, n°52, mars 2009).

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