Hommes, femmes : mélangeons-nous ! Ou pas.

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La loi du 10 mai 2007 et le décret du 12 décembre 2008 permettent de lutter contre les discriminations entre hommes et femmes. Mais une application récente de cette loi offre l’occasion de se demander jusqu’où le droit doit aller, le juriste ayant peut-être tendance à qualifier de discrimination toute différence de traitement. Or hommes et femmes diffèrent…

Mesdames, mesdemoiselles, vous qui souhaitez vous retrouver entre membres du beau sexe à la salle de sport, sur les tapis ou les appareils de spinning, pour une séance de zumba, de thai bo ou de body jam, ceci va vous intéresser.

Vous espérez échapper à la présence des mâles, parfois trop envahissants ou empressés, voyeurs et voyants, si pas voyous ? Alors le jugement du 23 janvier dernier du Tribunal de Première Instance de Liège siégeant comme en référé[1] a dû vous donner des sueurs froides. Mais nul doute que l’arrêt de la Cour d’appel de Liège du 4 novembre dernier[2], rendu dans la même cause, vous aura rassurées.

JF DisterMais ne « spoilons » pas… Pour ceux (et surtout celles) qui ne seraient pas au courant, malgré le battage médiatique qui a entouré cette affaire, petit rappel des faits.

Une firme commercialise le fitness « de masse » dans des salles à l’enseigne orange, blanche et grise bien connue dans tout le Royaume.

Elle se rend compte que la fréquentation d’une de ses salles à Liège n’est pas à la hauteur de ses espérances, et décide en septembre 2013 de rendre sa salle « ladies only ». Exit le sexe fort : messieurs, trouvez-vous une autre salle (mais de préférence une de celles que nous gérons aussi…).

Un des habitués de cette salle ne l’entend pas de cette oreille, et saisit la justice sur base de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, en réclamant à la fois la fin de cette exclusion masculine et une indemnité pour dommage moral.

Cette loi a, rappelons-le, pour objectif de transposer en droit belge toute une série de directives européennes visant à garantir l’égalité des hommes et des femmes dans différents domaines (rémunération, accès à l’emploi, accès à des biens et services,…), tout en créant un cadre général de non-discrimination sur base du sexe.

Précisons qu’en degré d’appel, c’est le décret de la communauté française du 12 décembre 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination dont il sera fait application, ce qui ne change pas grand-chose à la problématique qui nous occupe puisqu’il transpose les mêmes normes européennes (tout en regroupant dans un même texte l’ensemble des critères de discrimination, et pas seulement celui lié au sexe).

Ce n’est pas un scoop de révéler que les discriminations que l’on voulait supprimer étaient essentiellement rencontrées au préjudice des femmes, mais la loi et le décret permettent évidemment, comme ici, de mettre fin à des inégalités « dans l’autre sens » (le contraire serait…discriminatoire).

Le Tribunal, donc, s’est penché sur la distinction faite au sein de cette salle de sport, en vérifiant si elle se justifiait au sens de la loi, ou si elle était au contraire constitutive de discrimination.

L’argument économique, qui semble le seul à avoir été avancé par la défenderesse en première instance pour justifier sa distinction, n’a pas été considéré comme un but légitime au sens de la loi, tout comme le moyen utilisé n’a pas paru nécessaire ou approprié aux yeux du Tribunal.

Résultat : interdiction (sous astreinte) pour la société de maintenir l’ostracisme à l’égard du requérant, et octroi au profit de celui-ci d’une indemnité pour dommage moral de 1.300 €. Bingo ! En tout cas provisoirement…

Avant de voir ce qu’en a pensé la Cour, arrêtons-nous là quelques instants. Le tableau juridique ainsi brossé, essayons de voir ce qui pouvait se cacher derrière une telle décision.

Tout d’abord, il semble que tout ne se soit pas trouvé dans le jugement.

On a en effet pu apprendre dans la presse que la décision de limiter l’accès de cette salle aux femmes découlait d’une demande de dames d’origine turque ou marocaine[3]. On peut supposer qu’au-delà des éventuels désagréments liés à une présence masculine, ces femmes ne pouvaient peut-être tout simplement pas se rendre dans une salle mixte, pour des raisons culturelles ou religieuses.

La question ne serait alors plus seulement « Est-il discriminatoire d’interdire l’accès à une salle de sport aux hommes (ou aux femmes) ? » mais « Peut-on réparer une interdiction culturelle ou religieuse discriminatoire en prenant une autre mesure discriminatoire ? ».

Voici donc ce sujet « touchy » qui s’invite aux débats. A-t-il pesé dans la balance ? On ne le sait pas, le Tribunal se contentant de rejeter l’argument économique pour condamner la société exploitante. Fermons donc la parenthèse et revenons au texte.

On ne peut nier que le Tribunal s’est exprimé en termes tout à fait généraux, certes au regard d’une situation bien précise. Cela ne manque pas de poser certaines questions, voire de laisser perplexe, et pas seulement dans le chef des amateurs de fitness.

Entendons-nous d’abord sur un point. Il n’est pas dans mon propos de nier que l’égalité est un principe essentiel, et qu’il appartient bien au législateur, et au besoin au juge, d’intervenir en vue de veiller au respect de ce principe. Que l’on soit en matière d’appartenance à l’un ou l’autre sexe, comme ici, ou pour toute autre raison : religieuse, culturelle, liée à la préférence sexuelle, etc.

Ne peut-on toutefois pas craindre que, le nez dans ses codes, le juriste ait de plus en plus tendance à nier certaines réalités ?

La discrimination, ce n’est pas seulement une distinction. C’est une distinction qui n’est pas justifiée par un but légitime, but devant être réalisé par des moyens appropriés et nécessaires.

Il y a donc des distinctions légitimes. Et, disons-le, certaines s’imposent d’elles-mêmes.

N’est-on pas en train, sous couvert de protection de certaines catégories de personnes, de nier des différences objectives ? Utiliser le droit comme un bazooka pour supprimer les discriminations risque de causer des dommages collatéraux et d’amener à oublier que, non, nous ne sommes pas tous pareils…

L’article 10 nouveau de la loi de 2007 interdit par exemple de segmenter les contrats d’assurance-vie conclus après le 20 décembre 2012 selon le critère de l’appartenance sexuelle ; l’Europe est à nouveau passée par là, mais le juriste doit-il pour autant se bander les yeux et nier que les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes ?

Mettons un peu le droit de côté, pour quelques instants, et rappelons-nous qu’il n’est que (mais ce n’est déjà pas si mal…) l’instrument pour nous permettre de cohabiter harmonieusement les uns avec les autres, et non une fin en soi. Et revenons à notre casus sportif.

Fallait-il passer par une telle « interdiction d’interdire » pour que la société se porte mieux ? Ces femmes ne pouvaient-elles pas légitimement vouloir s’octroyer une pause misandre dans leur journée, sans que la masculinité en souffre ? Et la question fonctionne aussi dans l’autre sens, bien sûr.

N’aurait-il pas fallu que le Tribunal se montre attentif à d’autres éléments plus factuels, même étrangers aux parties en cause, pour prendre sa décision ? Si on s’en tient au libellé de la loi, non, et c’est donc légalement que le Tribunal a pu citer sans y faire droit l’argument de la défenderesse selon laquelle le requérant pouvait très bien se rendre dans une autre salle de sport dont elle est également gérante. Or nous savons cette enseigne basique répandue.

Mais puisque nous tentons de raisonner indépendamment du droit positif, posons-nous la question : la société a-t-elle vraiment quelque chose à gagner avec ce genre de décisions trop tranchées, trop générales ?

Parce que la problématique n’est évidemment pas limitée à cette seule salle de sport, ni à ce seul requérant sportif.

Outre la brèche ouverte par ce jugement en faveur des autres hommes qui fréquentaient cette salle et qui se seraient dits lésés, qui ont pu croire l’espace de quelques mois qu’il pouvait y avoir 1.300 € à la clef, que penser des autres activités ou cercles ouverts uniquement à l’un ou l’autre sexe ?

 

 

 

Mesdames, mesdemoiselles, la mixité de votre salle de sport à nouveau imposée, vous vouliez vous faire une toile « girls only » de temps en temps ? Ou participer à un jogging sans vous faire bousculer par des mâles pressés ? Et bien vous pouviez oublier cela aussi. Ladies at the movies, Jogging des femmes,… : illégaux !

Oui mais juste une fois de temps en temps, m’auriez-vous dit… Ça devrait quand même être permis ?...

Si l’on a bien envie de répondre « oui » vu la caractère ponctuel de ce type d’évènements, il faut toutefois constater qu’il s’agit d’un critère de légitimation des distinctions non prévu par la loi ni le décret, qui restent sur ce point-là aussi très généraux. Et qui délaissent à l’exécutif la possibilité de déterminer des biens et services qui peuvent être considérés comme destinés exclusivement ou essentiellement aux membres d’un sexe.

Mais ni le Roi ni le gouvernement « wallon-bruxellois » ne se sont mouillés, et cette liste n’existe pas. Ce qui renvoie la patate chaude aux juges, qui peuvent donc – comme ici le Tribunal – décider souverainement qu’une distinction est discriminatoire sans référence au caractère ponctuel ou non de celle-ci.

Qu’aurait-il été décidé si l’on s’était trouvé dans le cas d’une exclusion plus ponctuelle, comme les exemples cités ci-dessus ? Le Tribunal nous aurait-il ici aussi condamnés à une mixité perpétuelle, dont sans doute peu de gens veulent ? Mystère…

Car oui, osons le dire : les hommes ne sont pas des femmes, et vice versa. Et il se peut que l’un et l’autre aient envie de se retrouver l’un sans l’autre, sans que le fonctionnement égalitaire de la société en soit pour autant menacé. Ne faut-il d’ailleurs pas « cultiver la différence et non l’indifférence »[4] ?...

Par exemple, depuis des décennies, certains services club pratiquent la ségrégation sexuelle (Table Ronde pour les hommes, Soroptimist pour les femmes,…). Faut-il mettre fin à cette tradition ? Ou ne peut-on admettre que, pendant que Monsieur va d’un côté, Madame aille de l’autre, au lieu de les obliger à fusionner ?

Et rappelons-nous de nos années universitaires, pour ceux qui les ont passées à Liège : l’Ordre de la Basoche, cercle estudiantin purement masculin (machiste, diront certaines…), pratiquait – et pratique toujours – la même impitoyable sélection de ses membres[5].

Dans ce dernier cas, on serait tenté de s’offusquer plus que pour les précédents, car la Basoche n’a pas son équivalent féminin : sois mec ou dégage, donc.

Mais ce critère de l’existence ou non d’un « pendant » pour l’autre sexe, nuance entre l’exclusivité et l’exclusion, n’est pas non plus fixé dans les textes. Alors, où est la limite ? Et la sécurité juridique ?

Devrons-nous à l’avenir aussi mélanger les équipes sportives, comme on le fait pour les listes électorales ou comme on le fera bientôt dans les conseils d’administration des sociétés cotées en bourse ? Les Diables Rouges et les Red Flames ensemble sur la pelouse ?...

Et tant qu’on y est, faisons toilettes communes, les dames apprécieront j’en suis sûr…

Je vais trop loin, pensez-vous ?

Peut-être, mais en tout cas les tribunaux pourraient eux aussi aller très (ou trop) loin sans pour autant méconnaître la législation. Ce n’est certes pas la seule matière où une grande latitude est laissée au juge, mais il est évidemment regrettable que des balises, annoncées par la loi (intervention de l’exécutif après concertation avec les organismes concernés) ou existant pour d’autres types de discriminations (rapport d’évaluation par le Parlement), n’aient pas été mises en place.

A défaut, c’est donc le juge qui tranche. Et le gérant de salle de sport qui tremble…

Mais nous le laissions entendre dès le départ : ce gérant n’a pas tremblé longtemps. Juste quelques mois, le temps de la procédure d’appel…

Car oui, il est temps de lever l’ersatz de suspense qui pouvait encore subsister : la Cour a réformé, et renvoyé de facto le sportif mécontent vers une autre salle.

Au-delà du changement « technique » de la norme à appliquer (le décret de 2008 plutôt que la loi de 2007), en quoi la Cour a-t-elle trouvé des raisons d’aboutir à une solution différente ?

A lire l’arrêt, il semble que les gérants de la salle de sport aient moins abordé le but économique de leur démarche, mais insisté plus spécifiquement que devant le premier juge sur les desiderata et désagréments invoqués par leurs affiliées : malaise d’être observées par des hommes, souhait de préserver l’intimité de certaines positions, complexe relatif à leur apparence physique, interdiction faite par leur conjoint de se montrer en tenue de sport devant d’autres hommes,…

La Cour indique ne pas avoir à « imposer son propre idéal de ce que devraient être les relations entre les hommes et les femmes », mais constate qu’il s’agit de « ressentis personnels, comme tels respectables, qui sont admissibles dans l’état actuel des mœurs », en constatant qu’une telle volonté « n’est pas une abstraction formulée pour les besoins de la cause, mais correspond à une réalité concrète ». Et en déduit que la mesure est appropriée et nécessaire pour atteindre ce but légitime dès lors qu’ « on voit difficilement comment on pourrait atteindre ce but, sinon par l’ouverture d’une salle réservée aux femmes ».

Précisons que l’argument économique revient quand même par la bande, puisqu’il sert indirectement à la Cour à valider son raisonnement : 1.610 affiliés des deux sexes avant la mesure (la ventilation n’est pas mentionnée), et 2.549 affiliées nouvelles un an après celle-ci…

Ajoutons que les gérants avaient également invoqué (preuve à l’appui) que les installations avaient été adaptées à leur nouveau « public ». La Cour en prend acte, sans baser son raisonnement sur ce point. A juste titre selon moi : il ne s’agit en effet que d’une conséquence de la mesure, et non d’une justification de celle-ci.

Et pour examiner le cas particulier du requérant / intimé, à titre surabondant me semble-t-il, la Cour va jusqu’à établir que les 1.800 mètres séparant la salle litigieuse de celle qui lui était proposée par les gérants (à moindre prix…) ne sont rien au regard de la distance entre Liège et son domicile.

Mais finalement, ne s’agit-il que d’une autre appréciation, due simplement au fait que nous avons affaire à des magistrats – et donc des humains – différents ?

Bon, c’est vrai, je ne vous ai pas encore tout dit.

La solution ne se trouvait pas dans les textes législatifs précités, encore moins dans les arrêtés d’exécution – inexistants –, pas même dans la directive européenne transposée (2004/113/CE), mais bien dans les considérants de celle-ci, dont la Cour fait application.

En particulier, le considérant n° 16 cite comme objectif légitime, parmi d’autres, d’une différence de traitement entre les femmes et les hommes « la liberté d’association (dans le cadre de l’affiliation à des clubs privés unisexes) et l’organisation d’activités sportives (par exemple de manifestations sportives unisexes) ».

Le considérant 17 ajoute quant à lui que « (l)e principe de l’égalité de traitement dans l’accès à des biens et services n’exige pas que les installations fournies soient toujours partagées entre les hommes et les femmes, pour autant que cette fourniture ne soit pas plus favorable aux membres d’un sexe ».

Nous voilà donc sauvés ! Ce « réflexe du droit européen » permet ainsi à la Cour de mieux baliser ce qui est admissible et ce qui ne l’est pas.

Le juge n’est donc pas totalement démuni face au vide législatif.

On pourra certes regretter qu’il faille se référer à des considérants de normes européennes, plutôt que de pouvoir s’appuyer sur des textes internes plus explicites.

Je laisserai toutefois aux spécialistes le soin de gloser sur la question.

L’essentiel est ailleurs ; mesdames, mesdemoiselles, n’ayez plus crainte de fermer la porte aux mâles : c’est bon pour la santé, et surtout c’est légal ! Tiens, d’ailleurs, à quand le fitness « gentlemen only » ?...

Jean-François DISTER

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