Le comité de bioéthique - interview de Gilles Genicot

Interview

 width=Jean-Pierre Jacques: Me Gilles Genicot, votre quatrième mandat au sein du Comité consultatif de bioéthique vient à échéance le 31 janvier prochain, quel bilan tirez-vous de vos 9 années d’expérience au sein de ce comité ? Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté ?

Gilles Genicot: Tout d'abord, ce n'est pas mon quatrième mandat personnel mais celui du Comité, qui est opérationnel depuis 1996 et a donc récemment célébré ses 15 ans d'activité. A cette occasion, un ouvrage rétrospectif et panoramique est paru (Les 15 ans du Comité consultatif de Bioéthique. Bilan & perspectives, éditions Racine Campus, 2012), dans lequel j'ai étudié la place qu'occupent les personnes vulnérables dans les avis du Comité depuis sa création. En ce qui me concerne, j'ai été membre du Comité durant le troisième mandat (2005-2009), en qualité d'universitaire, et durant le quatrième mandat (2010-2014) en qualité d'avocat. Ce fut une expérience extrêmement enrichissante, mais aussi très absorbante : j'ai tenu à m'investir pleinement dans les discussions et la rédaction, et cela m'a pris beaucoup de temps. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de ne pas me porter candidat pour le cinquième mandat; il était temps de faire à tout le moins "une pause".

La bioéthique est une discipline jeune : apparue au cours des années 1970, elle s'est développée dans les années 1980 et 1990 à l'occasion, surtout, des débats éthiques et sociétaux qu'ont suscités les techniques de procréation assistée. Elle offre l'immense atout de n'être l'apanage d'aucun "spécialiste" et de permettre une confrontation très fructueuse des savoirs, des expériences et des modes de raisonnement relevant de diverses disciplines (médecine, sciences "dures", droit, philosophie, sociologie…). On apprend donc beaucoup au contact de ses collègues, on remet parfois en question ses a priori, on s'exerce à argumenter, à pondérer les points de vue, à envisager tous les paramètres qu'un avis doit aborder… C'est d'abord un important travail d'écoute de l'autre. La diversité des sujets traités est par ailleurs intellectuellement très stimulante. Enfin, ces 9 années m'ont permis de nouer des contacts très fructueux, professionnels mais aussi amicaux.

JPJ: Vous êtes intervenu sur des sujets aussi différents que la transsexualité, l’usage des tests ADN en matière de filiation, le diagnostic préimplantatoire, les prélèvement d’organes et de matériel corporel, le refus de soins ou encore les aspects juridiques et éthiques de la loi du 28 mai 2002 relative à l'euthanasie. Comment est-il possible de donner/d’avoir un avis sur des thématiques aussi différentes et variées ?

GG: Le point commun de tous les sujets à propos desquels j'ai choisi de m'impliquer est de comporter des aspects juridiques importants et parfois complexes. Il est dès lors nécessaire d'exposer de la manière la plus complète possible l'état du droit (bio)médical sur ces questions, puis d'identifier au sein du cadre juridique – en prélude à l'analyse éthique elle-même – un équilibre entre les impératifs parfois contradictoires qu'il convient de respecter. J'ai veillé à proposer au Comité des analyses juridiques approfondies, en mettant l'accent sur les dimensions qui me paraissent essentielles et sont bien traduites en droit belge : la tolérance, le pluralisme, le respect des motivations et des convictions d'autrui, la garantie d'un exercice effectif de l'autodétermination du patient (à combiner avec le besoin de protection des plus faibles, enfants et majeurs vulnérables). Notre droit est, sur ces questions, progressiste; peu de choses sont "cadenassées". Cela confère une large place aux réflexions éthiques proprement dites. Mais je me suis bien sûr investi sur des sujets qui, à titre personnel, m'intéressent ou m'intriguent, et à propos desquels je pensais avoir quelque chose d'utile à apporter à nos travaux.

JPJ: Quel est la composition et le mode de fonctionnement du Comité ? Comment sont élaborés les avis du Comité ?

Le Comité est une instance consultative fédérale indépendante, qui est amenée à rendre des avis – soit d'initiative, soit à la demande par exemple du gouvernement, des assemblées parlementaires ou des comités d'éthique hospitaliers – sur les problèmes soulevés par la recherche et ses applications dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé, en les examinant sous leurs aspects éthiques, sociaux et juridiques, spécialement sous l'angle du respect des droits de l'homme. Il a, à ce jour, rendu 55 avis approfondis, sur des questions très diverses, qui sont disponibles sur le site du Comité. Les avis sont préparés par des commissions restreintes (groupes de travail d'une dizaine de personnes particulièrement intéressées par le thème examiné) puis discutés en séance plénière, ce qui fait que chacun a "voix au chapitre" même (et surtout) s'il n'a pas participé étroitement à l'élaboration du texte. Comme je l'ai dit, cela permet une confrontation des points de vue et des modes de raisonnement relevant des disciplines scientifiques représentées, ainsi que des diverses tendances philosophiques. Le Comité est composé de 35 membres effectifs et 35 membres suppléants, qui peuvent tous participer aux activités de manière égale; s'y ajoutent 8 membres ayant voix consultative et non délibérative. Il est, à l'image de notre société, pluraliste; nous n'essayons pas d'aboutir à un avis unanime et, le plus souvent, après l'affirmation de points de consensus, plusieurs opinions sont exposées, sans être hiérarchisées. Cela complique parfois la rédaction, mais accroît la richesse des avis; à vous de les découvrir !

 width=JPJ: La Belgique est connue pour son clivage philosophique. Le Comité n’est-il pas paralysé dans son fonctionnement lorsque des sujets sensibles philosophiquement sont abordés ? Avez-vous déjà perçu des tensions à cet égard ou une forme de lobby ?

GG: Paralysé, certainement pas. Les personnalités qui, en raison de leur compétence, ont l'honneur de faire partie du Comité n'hésitent pas à affirmer leur opinion, mais ont l'expérience et le doigté nécessaires pour écouter et intégrer les points de vue divergents. Cela se ressent par exemples dans les nombreux avis portant sur les techniques d'assistance à la procréation et le statut des embryons. D'une manière générale, les analyses des "sciences dures" et des sciences humaines et sociales, si elles ne sont pas toujours identiques, s'accordent assez rapidement sur les aspects essentiels de la question abordée. De même, je n'ai ressenti aucune divergence d'approche nette d'ordre linguistique, entre néerlandophones et francophones, sur les questions traitées par le Comité. En revanche, sur le plan philosophique, il est certain qu'une sorte de clivage existe; chacun doit faire l'effort d'écouter soigneusement et respectueusement "l'autre camp". Je peux témoigner de l'ouverture d'esprit de la grande majorité de mes collègues croyants, dont il est logique que les convictions orientent le jugement. Il y a alors un travail de pondération du propos, de choix des mots, parfois délicat mais qui a toujours pu être mené à bon port. C'est d'ailleurs ce qui fait la richesse des avis…

Un seul contre-exemple, malheureusement, que je ne peux m'empêcher d'évoquer : nous travaillons depuis plus de deux ans sur certains aspects éthiques de la loi du 28 mai 2002 relative à l'euthanasie – sujet qui me tient très à cœur –, à savoir essentiellement la possibilité qu'une institution de soins tout entière développe une politique restrictive quant à l'accès à l'euthanasie dans ses murs, en se prévalant de la "clause de conscience" inscrite dans la loi. Cet avis n'est toujours pas finalisé à l'heure où je vous réponds, et il a été source de conflits ouverts et de frustrations intellectuelles. C'est vraiment un sujet sensible entre tous… Avec d'autres, j'ai proposé un argumentaire juridique et éthique fouillé visant à démontrer que la conscience est affaire individuelle et que le processus d'euthanasie repose sur un colloque singulier entre le malade et son médecin, dans lequel l'institution n'a pas vocation à intervenir. Rien de très convaincant n'y a été opposé, sinon des jugements de valeur non étayés scientifiquement et visant à remettre en question la logique de la loi elle-même. C'est le seul cas où l'accouchement d'un texte aura été si difficile. L'avis s'en trouvera déséquilibré et, du coup, difficile à exploiter pour le monde politique; or, l'un des buts premiers de notre travail est d'orienter la prise de décision, non sur le plan individuel – c'est là le rôle des comités d'éthique hospitaliers – mais sur un plan plus général, notamment par une éventuelle action ou inflexion législative…

JPJ: Quelle place donne-t-on ou attend-on du juriste "bio-éthicien" au sein du Comité de bioéthique ? Quel est, à cet égard, l’impact de l'analyse juridique dans la réflexion bioéthique ?

GG: Comme je l'ai indiqué, la bioéthique est un champ d'analyse et de réflexion composite qui fait appel à divers savoirs dont, sans doute au premier chef, le droit et la philosophie. Schématiquement, les avis du Comité commencent par une description des données médicales et scientifiques de la question traitée, puis exposent le "cadre juridique" dans lequel celle-ci s'inscrit. Il s'agit des piliers sur lesquels se construit ensuite la réflexion éthique proprement dite, et la confrontation des idées et des points de vue. Le droit est donc une donnée de départ importante, et l'apport du juriste est de présenter en détail mais de manière compréhensible pour le profane – les avis du Comité sont également destinés à fournir au grand public une information précise sur les questions bioéthiques – l'état du droit sur le thème étudié. C'est ce à quoi je me suis attaché. Par exemple, pour les avis n° 36 et 37 sur les tests ADN permettant d'établir la filiation, il a fallu exposer les règles techniques de contestation et d'établissement de la filiation et même, au-delà, les conceptions juridiques de la filiation. La partie juridique de l'important avis n° 43 concernant la commercialisation de parties du corps humain est également substantielle.

Au cours du mandat qui s'achève, j'ai co-présidé avec mon excellente collègue philosophe de l'université de Gand, Sigrid Sterckx, une commission restreinte qui a énormément travaillé à l'élaboration de deux avis très volumineux sur le prélèvement d'organes en vue de transplantation sur des personnes vivantes incapables de manifester leur consentement, et sur le consentement au prélèvement post mortem de matériel corporel humain destiné à des applications médicales humaines ou à des fins de recherche scientifique (critique serrée de l'article 12 de la loi du 19 décembre 2008). Ici, l'aspect juridique était central. Il en va de même dans l'avis n° 53 du 14 mai 2012 portant sur le refus de soins médicaux par une femme enceinte ayant une incidence sur le fœtus. Dans tous ces cas, l'analyse juridique oriente la réflexion éthique; il est donc essentiel qu'elle soit bien conduite. Je n'ai pas ménagé ma tâche et je pense avoir apporté à mes collègues des présentations complètes et rigoureuses de l'état du droit sur de nombreuses questions touchant au droit médical ou biomédical, auxquelles les futurs avis pourront certainement se référer. Je les quitterai fin janvier avec une certaine émotion, et le sentiment du devoir accompli… Mais je vais ainsi libérer un peu de temps pour lire autre chose que de la littérature juridique et éthique, réduire mon amas de films en souffrance et profiter de mes disques !

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