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Le ver est dans le fruit ou les tribulations d’un employé du barreau au SPF Justice
Depuis août 2012, j’ai infiltré, via mon travail pour la bibliothèque Jacques Henry, sous le couvert d’une convention entre le barreau et les instances judiciaires liégeoises, la nébuleuse du Ministère de la Justice.
Installé dans ses locaux, au 5ième étage de l’aile Sud du nouveau palais, travaillant sur du matériel mis à disposition par le SPF et avec des collègues du même département, je découvre tous les jours les petites vicissitudes qui minent le travail des agents de l’Etat.
Les plus symptomatiques ont trait à tout ce qui touche l’informatique, au sens large.
Il convient à cet égard d’établir un préambule indispensable : rendons grâce à tous les membres de l’Ordre judiciaire, quelles que soient leurs fonctions, pour la patience dont ils font preuve par rapport à leurs conditions de travail bureautiques.
S’il vous est arrivé de maudire secrètement (ou non) l’un ou l’autre de ces employés pour leur immobilisme, soyez à l’avenir un peu plus indulgent …
Dénué de la patience nécessaire, je suis depuis peu moi-même confronté à cet état de fait : au sein du SPF, Big Brother existe, je l’ai rencontré.
« Le service d’encadrement ICT [Internet and Communication Technology, I Presume] soutient le SPF Justice et l’Ordre judiciaire en mettant à leur disposition un système d’information adéquat et performant ainsi qu’un matériel adapté, afin qu’ils puissent effectuer leurs tâches de manière pratique et efficace ».
Telle est la définition disponible sur le site du Ministère. Voilà pour la théorie.
En pratique, les mesures sécuritaires instaurées par le service pour tous les membres et leurs machines nuisent énormément à l'efficacité des uns et des autres. La lourdeur du système et sa conception despotique découragent les meilleurs volontés et les initiatives.
Quelques exemples au hasard :
Les ordinateurs du SPF disposent de certaines autorisations, qui évoluent avec votre grade ou votre fonction.
En tant qu’inconnu au bataillon débarquant comme un cheveu dans la soupe, autant vous dire que le niveau attribué à mon PC n’est pas très élevé …
Dès lors, installer un programme, le plus bienveillant soit-il, sur un ordinateur du Ministère est problématique, voire impossible.
La bibliothèque Jacques Henry possède un magnifique appareil multifonction (photocopieuse – imprimante – scanner) couleur. Cependant, aucun membre du personnel (dont moi évidemment) ne possède le grade suffisant pour être autorisé à utiliser la couleur. Nous nous contentons donc du noir et blanc.
Certains logiciels sont autorisés, d’autres, pour d’obscures raisons, sont soudainement proscrits, alors qu'ils fonctionnaient à la satisfaction générale dans certains services.
Ouvrir un port vers l’extérieur sur un PC du SPF, le plus inoffensif soit-il, est une chimère …
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Vous vous plaignez sans doute des mises à jour automatiques qui s’imposent à vous régulièrement, du style : « Une nouvelle version d’Adobe Flash Player est disponible : voulez-vous l’installer ? ».
Pour la plupart des mortels, il suffit généralement de cliquer sur : « OUI », d’attendre 20 secondes le téléchargement et l’installation, et vous êtes tranquille jusqu’à la prochaine mise à jour.
Au Ministère, Adobe Flash Player ne s'installe pas si facilement.
C’est ainsi que j’ai cliqué naïvement sur « OUI » lorsque le message en question est apparu récemment sur les PC de la bibliothèque. Vu mes droits plus que restreints sur les machines, je me vois éjecté rapidement.
Dès lors, je n’ai pas d’autre choix que de contacter le Helpdesk d’ICT pour me dépanner.
Après quelques secondes d’attente, un opérateur me signale qu’on va bientôt reprendre contact avec moi pour régler le problème.
Le lendemain, un aimable (si, si) employé me rappelle pour m’aider.
Il prend le contrôle de ma machine à distance et commence à cliquer un peu partout, ouvrant et refermant divers dossiers, dont je ne perçois pas le rapport avec la mise à jour.
Voyant ma souris voyager seule sur mon PC, j’observe les manœuvres. Après quelques minutes, je doute sérieusement des compétences dudit employé en matière informatique.
Après plus d’une journée entière passée sur les 6 ordinateurs de la bibliothèque, le helpdesk avait réussi à installer la mise à jour sur 3 d’entre eux.
Les 3 autres, pour une raison inconnue, ne pouvaient recevoir le programme.
A la fin ( ?) de son travail, le helpdesk me rappelle aimablement pour me suggérer d’utiliser un autre navigateur sur les ordinateurs en question.
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La phobie sécuritaire du Ministère peut parfois s’avérer profitable.
A l’origine, la convention entre les services judiciaires et l’Ordre prévoyait la récupération des ordinateurs de consultation existants à la bibliothèque du barreau pour la nouvelle bibliothèque Jacques Henry. Ces PC, acquis à l’époque par le barreau, n’étaient dès lors pas estampillés « Ministère ».
Lorsque j'ai contacté les services informatiques de la Justice pour intégrer les 3 ordinateurs du barreau sur le site de la bibliothèque, j'ai senti des réticences. Après quelques rappels, je me vis proposer une offre qui ne se refusait pas. Le SPF installerait 5 nouveaux PC dans notre nouveau centre de documentation. Je n'en croyais pas mes yeux. Ils préféraient installer gratuitement 5 ordinateurs flambant neufs plutôt que de récupérer 3 bécanes qui ne leur appartenaient pas.
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Toute manipulation, quelle qu’elle soit, au niveau informatique, nécessite de passer par les services du Helpdesk d’ICT. Une fois en contact avec la permanence, il s’agit d'apporter la preuve de votre appartenance au Ministère, chose à priori irréaliste dans mon cas.
Une des conditions indispensables pour être entendu est la possession d’une adresse e-mail « Just.fgov.be ». Celle-ci ouvre de nombreuses portes.
Elle devait me permettre d’imprimer et de scanner des documents vers et à partir du matériel du SPF, c’est-à-dire à peu près tout dans la bibliothèque Jacques Henry ( sauf mon coupe-papier fétiche, qui vient de Nouvelle-Zélande. Un cadeau de mon frère, mais je m’égare …).
Obtenir une adresse e-mail « Just.fgov.be » me semblait tenir de la gageure. Cependant, grâce à quelques complicités haut placées, et environs six mois de parcours administratif, j'obtins le sésame tant convoité : j'étais titulaire d'une adresse 'Just.fgov.be ». J’ose à peine l'écrire tellement c’est beau …
Je ne vous la donne pas, j’éprouve déjà toutes les peines du monde à relever une seule boîte mail professionnelle.
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Pour des raisons qui touchent sans doute à la productivité de ses membres, les réseaux sociaux sont inaccessibles à partir des ordinateurs du SPF pour la plupart de ses utilisateurs. Fort bien.
Si Facebook, Twitter ou LinkedIn ne semblent en effet pas utiles à l'activité professionnelle au Ministère, ils présentent cependant un certain intérêt (au-delà de la possibilité de verser sa bile sur son collègue ou son chef de service) : nombre de justiciables ne transitent plus que par eux pour trouver de l’information. Il serait sans doute souhaitable que la Justice les y rencontre. Cela ne semble pas envisageable, pour l’instant du moins.
Le Wi-Fi souffre de la même réputation sulfureuse. Bien que l’ancien palais ait été pourvu d’antennes Hotspot à l'initiative du barreau (à la bibliothèque, dans la salle des pas perdus et au mess), la Justice et la Régie des Bâtiments ont estimé qu’il n’était pas judicieux d’équiper les nouveaux bâtiments de ces précieuses antennes.
Tant pis dès lors pour le confrère qui patiente avant son audience ou pour celui qui veut se connecter à son bureau pour regagner un peu du temps perdu ...
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Devant ces obstacles, la résistance s’organise. Nombre de magistrats, et certains parmi les plus hauts placés, ont bien compris les pertes de temps et d’énergie engendrées par un système de gestion centralisé et frileux de ressources qui nécessitent plutôt de la souplesse et de la réactivité.
Souvent, des solutions sont trouvées et le personnel fait preuve d’inventivité, même si nombreux sont ceux qui ont abdiqué devant l’immobilisme officiel.
Je comprends qu'il soit malaisé d'établir une politique cohérente de gestion des technologies de l'information et de la communication et qu'il faut éviter les abus.
Il me semble cependant que le Ministère aurait beaucoup à gagner en accordant un peu plus de confiance à ses agents.
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Pour ma part, je m'adapte peu à peu à ma vie au sein du SPF.
Je profite aussi, il faut le dire, des magnifiques infrastructures qui sont mises à notre disposition et des avantages qui nous sont octroyés, et ils ne sont pas négligeables.
J'apprécie aussi énormément le contact avec tous mes nouveaux collègues, de près ou de loin, qui accomplissent leurs tâches avec beaucoup de compétence.
A présent que j’ai (presque) intégré la grande famille et que je possède enfin le graal, ou presque (la fameuse adresse just.fgov.be), je rêve en secret des possibilités qui s’offrent à moi.
Je vous laisse, on sonne à la porte. Mon grand frère, peut-être ?
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