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Le concert
Enfin on y était ; il y a quelques semaines, Sophie avait été proclamée ; elle était « titulaire d’un master en droit « ; je pense que c’est la dénomination idoine. Sauf erreur, il n’y a pas de mot spécifique alors que, de mon temps, nous étions « licenciés » en droit.
Belle cérémonie d’ailleurs, au cours de laquelle les récipiendaires lancent leur mortier en l’air, ce petit couvre-chef revêtu d’un pompon. Merci les States.
Le Recteur de la faculté avait félicité les étudiants pour leur parcours par un speech grandiloquent. Tout le monde fut galvanisé ; on se serait cru dans une scène du « Cercle des Poètes disparus ».
Et quel parcours pour ma Sophie : outre quelques deuxièmes sessions interminables, elle avait terminé ses études malgré les cailloux que la vie avait placés sur son passage, et surtout la perte de sa maman en milieu de cycle.
Cette perte fut « compensée » par un travail acharné qui eut impressionné Sisyphe, malgré moults coups de mou, périodes de découragement et autres séances de psy.
Pour ma part j’avais tenu bon, pour la soutenir, l’accompagner, comme un parent se doit de le faire surtout quand il est tout seul à assumer la tâche qui en principe est dévolue à un binôme.
Ma fille se rapprochait de son rêve, devenir avocate.
Pour fêter cela, j’avais décidé de lui offrir une place de concert de ce groupe britannique qu’elle affectionne tant.
J’avais pu voir sur youtube des vidéos montrant l’ambiance dans le stade, dès l’entrée sur scène, avec force de pyrotechnie, le tout soutenu par les bracelets lumineux reçus par le public à l’entrée du dôme.
Ça s’annonçait magique, comme une célébration à la gloire de la réussite de ma fille chérie ; bon là c’est moi qui rêve un peu, mais la fierté d’un père n’a après tout pas à se justifier.
Elle ne le savait pas, mais j’avais dû moi aussi en faire, des sacrifices, tout au long du cursus universitaire ; j’avais tenté de ne pas trop montrer ma peine, mon deuil, ma souffrance, et j’avais continué à lutter seul avec un seul salaire pour qu’elle ne manque de rien et surtout qu’elle puisse se concentrer sur ses études sans se soucier du reste.
Même ces places de concert avaient, à son insu, pesé dans le budget de notre petit ménage ce mois-ci.
Nous étions donc prêts, parés de notre tenue du jour, t-shirt de la tournée assortis.
Le chanteur est monté sur scène, suivi des autres membres du groupe, la foule s’est levée d’un seul homme.
Il s’agissait presque d’une consécration de la réussite scolaire de Sophie ; j’avais presque la sensation qu’il chanterait juste pour nous.
Tout le monde était en haleine des première notes inspirantes de ce moment qui resterait gravé à jamais en nous.
Mais…à notre grande stupéfaction, le chanteur a sollicité le silence de son public…
Nous avons pensé qu’il ferait une annonce sentimentale ou nous informerait de l’attente d’un heureux évènement pour un membre du groupe mais, à la place, il s’est lancé dans un discours sur le statut de l’artiste et le sous-financement de la culture.
Le chanteur a vitupéré les ministres, son gouvernement, et toute personne qu’il estimait responsable de la situation.
Le discours fut long, en tout cas il nous a paru long, et l’ambiance est retombée, la température a chuté de quelques degrés.
Tout en étant conscient des difficultés de chacun, j’ai trouvé le moment mal choisi.
Pourquoi nous parlait-il de cela, là maintenant, à nous qui attendions la magie du spectacle ?
Ce n’est pas ce pourquoi nous avions signé ; la magie a laissé place au prosaïque.
Nous nous souviendrons donc toute notre vie de ce discours à un moment où nous attendions autre chose.
Le reste du concert fut honorable mais marqué par cette entrée en matière décevante, comme si le mauvais apéritif maison du restaurant avait marqué le reste du repas de son goût de mauvais litchi.
Sur le chemin du retour, mon esprit dérivait sur le moment propice pour communiquer à autrui, que ce soit à titre individuel ou collectif.
Dans le couple, il est clairement recommandé par tous les psychothérapeutes de l’univers, de bien choisir son moment pour parler d’un sujet important, qui peut fâcher.
On ne reçoit pas le message de son conjoint de la même façon que l’on soit en forme, au lever avant son premier café, ou le vendredi soir après une semaine compliquée, ou au restaurant.
Dans la cadre du management d’entreprise, on applique les mêmes raisonnements : on crée des moments dédiés d’évaluation de personnel, on va bruncher pour parler process de l’entreprise, et on évite de glisser une remarque à sa secrétaire entre deux appels de clients mécontents.
L’instant est à choisir donc, car le mauvais timing choque, malgré l’éventuelle légitimité des propos à tenir.
Ne fut-ce que stratégiquement, l’auteur de la revendication n’a-t-il pas intérêt à faire passer son message efficacement, et donc à réunir toutes les conditions pour le faire ?
Est-il opportun de crier « Vive la république » lors du couronnement d’un Roi ?
Est-il adéquat de s’insurger contre un réalisateur en plein milieu d’une cérémonie fastueuse de remise des prix du cinéma, à Cannes par exemple ?
Est-il opportun de manifester, de se déshabiller en plein parlement en faveur de la cause animale ?
Un avocat devrait-il profiter d’une audience privée pour clamer la cause sociale de ses pairs ?
Le public d’un concert est-il réceptif à un discours politique à un moment où il s’apprête à vivre un moment échappatoire musical ?
N’y a-t-il pas finalement une forme d’aveuglement, ou même d’égoïsme, ou à tout le moins une espèce de manque de respect pour autrui dans le chef de celui qui s’arroge le droit de spolier un tiers sur la nature d’un moment attendu ?
Enfin, je me suis dit que j’avais quand même du mal à plaindre ce chanteur, après avoir vu la veille sa voiture de sport dans le magazine people local, moi qui avais peine à clôturer le mois.
Arrivé chez nous après 200 km de route, j’étais finalement en colère contre ce saltimbanque qui avait tout bonnement volé le moment que je devais passer avec ma fille.
Heureusement, il me restait un joker.
Le lendemain, ma fille tournait une page, et toute la famille se rendait au palais de justice de Liège pour sa prestation de serment comme avocate.
C’est son rêve depuis qu’elle est enfant.
On en rigole depuis tellement longtemps aux repas dominicaux quand, petite déjà, elle faisait semblant de plaider pour sauver son nounours de la prison pour un quelconque méfait imaginaire.
Il paraît que le moment est magique.
Dans une salle revêtue de pourpre, le premier Président de la Cour d’appel (Je pense que c’est comme ça qu’on dit) fait un discours sur la beauté du métier d’avocat et sur le monde judiciaire en général.
On m’a raconté que ce moment confirmait dans le chef de ceux qui étaient avocats leur dévotion à la cause, et embrasait la motivation de ceux qui embrassaient le métier.
Bonne-maman a exceptionnellement pu sortir de la maison de repos ; Sophie sera accompagnée de son patron de stage et revêtira sa robe d’avocate pour la première fois. J’ai mis mon appareil photo en charge ; impossible d’immortaliser cet instant avec mon vulgaire gsm.
Je me réjouis de vivre ce moment féerique, empli de fierté paternelle, qui effacera ma déception du concert.
Je me réjouis de voir ce vénérable Juge consacrer ma fille sans obscurcir ce merveilleux moment par des considérations matérielles.
A demain,
Le papa de Sophie.
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