De l'arrogance du piéton

Article

2023.
Septembre.
C’était une journée de réchauffement climatique qui a donné plus de travail aux essuies glace qu’au pare-soleil.
Il n’avait plu qu’une fois sur le mois. La drache nationale.
La file de voitures devant moi était plus longue qu’une publicité sur TF1 pendant Koh-Lanta alors que  mon véhicule roulait au pas vers mon bureau dans le quartier des Vennes.
Classic 21 présentait le nouveau titre de Maneskin à la radio.
Quand il est apparu sur le trottoir de gauche…
Style classique, « casual » comme disent les jeunes : casquette blanche, training gris, « air-quelque chose » aux pieds, écouteurs « i-quelque chose » aux oreilles, et petit sac « Louis quelque chose » en bandoulière sur le thorax....Une sacoche dirait mon grand-père…
Il s’est engagé sur le passage pour piétons d’une manière légèrement précipitée, à peine perceptible, à la limite de l’évènement imprévisible ; il mit à mal les lois de la cinétique qui eurent préféré que je continue mon chemin et qu’il me laisse passer.
J’ai évidemment marqué l’arrêt, article 12.4bis oblige.
Ensuite, il a ralenti, volontairement, à la limite du pas traînant d’un adolescent. Pas assez pour que je puisse l’accuser de traîner, mais suffisamment pour que je le remarque.
Il a ensuite fait quelque chose de tout à fait surprenant. Il a regardé droit devant lui, tête haute, en ricanant, alors que son instinct de survie si cher à Freud lui aurait commandé d’entrer en contact visuel avec moi pour s’assurer que je freinais correctement durant ce bref moment de tension routière.
Tout seul, il s’est probablement inventé une rivalité imaginaire dont il venait de sortir victorieux, un duel, une mission au nom de tous les passants du monde entier qu’il avait vengés.
Comme la tarte, son but était atteint, il jubilait.

Il y était, il était sur le passage pour piétons, en terre sainte, sur son oasis,  engoncé dans l’idée de cette forteresse juridique, dans le concept qu’il était dans un espace de droit, indéboulonnable, presque tout puissant.
Physiquement, il aurait pu me laisser passer, mais la tentation d’user du droit qu’il possédait légitimement, était trop forte.
Il aurait pu traverser normalement, mais il traînait, profitant de ce moment de reconnaissance sociale que le code lui concédait.

 

Après tout, je n’avais qu’à attendre, n’étais-je pas bien au chaud dans ma voiture ?

J’ai beaucoup réfléchi à ce fait divers d’automne.
Le comportement de mon piéton est symptomatique de l’époque.
Les gens ont des droits ; ils le scandent, le proclament, le crient, l’affichent, montent sans cesse à la barrière Nadar de la polémique, armés de leurs prérogatives quasi-royales.
Ils vomissent leurs droits sur les réseaux sociaux, criant à l’injustice, se victimisent à longueur de journée derrière leur écran, écrivent à « image à l’appui », à « tests-achats », consultent des avocats.

Mesdames et messieurs, il est bien normal après tout que mon voisin coupe ses branches à X mètres de mon terrain ; et mon locataire a intérêt à déblayer ses corniches, je me suis renseigné auprès de mon avocat ; j’avais priorité, P-R-I-O-R-I-T-E….
Que je dispose d’une échelle pour aider mon voisin ? Que je fasse preuve d’un peu de largesse vis-à-vis de mon locataire ?  Inopportun, j’ai des droits.

Le droit a certes été inventé parce que l’Homme, sans règles, a tendance à se détruire ; c’est un fait !
Pour un terrain, une offense, de l’argent.
« Certains,  pour un phare un peu amoché ou pour un doigt tendu bien haut, iraient jusqu’à flinguer pour sauver leur autoradio ».
Nonobstant, passer d’une divergence d’opinions entre deux êtres humains à régler grâce à la nome, vers une situation où un individu se précipite rapidement dans un carcan protégé pour s’y lover, est un pas qu’a franchi allégrement mon usager faible en se précipitant sur le passage pour piétons.
« Maison » disent les enfants qui jouent à touche-touche, on ne peut pas m’atteindre.
C’est ce que dit Michael KEATON dans l’excellent « Fenêtre sur pacifique » que je vous recommande (Pacific heights, 1991, de John Schlesinger, avec Mélanie Griffith et Michael Keaton).

Dur constat que d’observer la nature humaine, notamment à travers le prisme de notre profession, où les clients font des « affaires de principe » à tout-va, avant d’être condamnés sur la base de la théorie de l’abus de droit.
Les questions de principe de l’un s’opposent souvent vivement aux questions de principe de l’autre.

Dans une guerre de religion, chacun défend son Dieu.

Finalement, j’étais peut-être, bien assis sur mon siège de voiture, le piéton de mon piéton.
J’étais peut-être celui qui ne devait pas passer, parce que l’autre se sentait légitime dans sa position.
Les lois de la physique s’interprètent comme les autres non ?
On est toujours le piéton de quelqu’un somme toute.
Pas de solution toute faite donc.
Pour reprendre l’expression consacrée : « ça se plaide ».

Notre belle profession nous a appris que chacun se sent légitime dans ses revendications, et que, n’en déplaise à Chat-GPT, la fonction de juger n’est pas disposée à disparaître.

Ce que je retiens de ce petit moment de réflexion au volant, c’est que j’ai laissé passer mon piéton avec plaisir, sans réfléchir, et que finalement je lui ai peut-être permis de passer une excellente journée, que mon ego n’est pas là, et surtout, qu’aider le voisin à couper sa haie pourrait donner lieu à la naissance d’une amitié, à des décennies de barbecue ou au minimum à une bière partagée.
Je prône donc comme mesure préventive au prétoire la bonté d’âme.
Je tends vers le côté clair de la force, je suis une fleur dans un monde de Télétubbies, un accord dans un process de droit collaboratif, je suis un avocat humaniste, je partage l’air du monde avec les autres créatures, … Je n’ai finalement pas plus de droit qu’un autre, si piéton soit-il…

Eric TARICCO

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