Jeux sans frontières

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Copyright ©Denis Verkeyn

Je n’ai jamais adhéré à l’idée selon laquelle le monde se résumerait à un grand village et que nous en serions tous ses habitants, évoluant sous une même bannière, mus par un idéal commun. Autant le village global de McLuhan m’a toujours apparu comme un concept qui faisait sens au regard des développements technologiques amorcés au siècle dernier, autant la représentation d’un monde sans nations, sans Etats me laisse perplexe. Très en vogue depuis plusieurs décennies, elle a fait maints adeptes nonobstant la candeur de ses prémisses.   

L’idée d’une mappemonde sans frontières est séduisante. Google Earth en est en quelque sorte la préfiguration sublimée, l’anamorphose digitale magnifiée. Le ‘World Without Borders’ en incarne le slogan ramassé, la devise idéale. Sans frontières, le monde irait mieux, tournerait mieux. Pour autant, elle demeure utopique. La réalité historique, politique est autre. Jamais au cours de l’Histoire, le monde n’aura subi autant de tracés de nouvelles frontières, d’édifications de murs et de clôtures dites de « sécurité » qu’au cours des dernières décennies. Il y a aujourd’hui quatre fois plus d’Etats que lors de la création de l’ONU. Et rien ne semble arrêter le cours de cette tendance quelles que soient les incantations que l’on y objecte.    

Nous confondons souvent la réalité telle que nous la voudrions avec la réalité telle qu’elle est. Kant et d’autres ont formulé ce postulat dans des termes plus savants. Il est pénible de reconnaître le monde tel qu’il est, et plaisant de le rêver tel qu’on le souhaite, écrit Régis Debray. Aussi la théorie exprimée Samuel P. Huntington à travers son emblématique ‘Choc des civilisations’ est-elle souvent décriée, vouée aux gémonies car, par raccourci de pensée, on assimile ce qu’il décrit à ce qu’on pense qu’il voudrait qu’il soit. Ecrit en 1996, son livre a anticipé bon nombre de tensions, de conflits nationaux ou internationaux. Visionnaire, il a conjecturé la menace que représentent la Chine et l’islam face à un Occident de plus en plus enclin à l’effacement.

Qu’on le veuille ou non, les heures sombres que nous vivons actuellement sur le continent européen accréditent la thèse d’Huntington. C’est là un constat amer, triste, mais bien plus en phase avec la réalité ontologique que les mottos bobos ou les post-its post-soixante-huitards. Il y a eu, il y a, il y aura des frontières, des peuples et des civilisations. Le véritable enjeu est et sera celui de la coexistence et non celui de la renonciation à nos différences. Cette manie de l’époque qui voudrait tout lisser, tout ramener à un sticker estampillé ‘One World’ comporte en elle les germes de la négation de l’autre, elle attente à l’altérité. A terme, elle est porteuse de tragédies.

C’est parce que les Ukrainiens ne sont pas des Russes qu’ils sont massacrés par ceux-ci. C’est parce que les Ukrainiens nous ressemblent davantage que les Afghans que nous préférons leur réserver l’asile. Et c’est peut-être car nous ne comprenons pas les Russes que nous n’avons pas vu venir ce qui advient aujourd’hui. Ainsi va le monde, qu’on le veuille ou non. Et cette guerre nous rappelle la persistante réalité des frontières, physiques, culturelles et linguistiques.

Paradoxalement, notre surplus de pouvoir, notre excès de puissance rend notre humanité impuissante. Et le droit, qu’il soit international, humanitaire ou affublé d’une autre épithète peine à la maintenir indemne. Comme si le cours des choses s’emballait au point que l’on en perde toute emprise, toute prise avec la raison. S’il n’y a plus de limite, alors doit subsister la frontière. La frontière, non comme rempart d’un territoire enclos, mais comme remède pour un monde à éclore.   

Eric THERER

 

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