Slava Oukraïni !

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A l’été 2015, j’avais entrepris un voyage en Ukraine. Sac au dos, trains de nuit, hôtels de fortune ou d’infortune, bortschs à gogo. A Kiev, je me souviens avoir déambulé dans le Podil, un quartier en forme de damier sis en bordure du Dniepr où habitaient naguère des maraîchers et des petits artisans. Je me souviens être passé devant la maison d’enfance de Mikhaïl Boulgakov sur l’Andriyvsky Uzviz. La foule des touristes se prenant en photo m’a fait fuir, j’ai poursuivi mon chemin vers les grands boulevards du centre où j’ai acheté un aimant à coller sur le frigo représentant une tranche de pain de seigle et un cornichon. Je me souviens avoir engagé, sur la place Maïdan, une conversation dans un anglais vernaculaire de piètre qualité avec des gens qui brandissaient des photos de soldats partis dans le Donbass. Ils attendaient une contribution sonnante et trébuchante à leurs entreprises nationalistes. Je me souviens que j’ai décliné. A l’époque leurs envolées fascisantes antirusses m’avaient déplu. Je n’ai pas osé leur confesser que je considérais alors la proclamation d’indépendance de la Crimée non comme une annexion mais comme un retour dans le giron de sa patrie historique. Non point car c’était mon souhait mais car telle était la logique implacable de l’Histoire.    

Aujourd’hui, regardant le flux tendu /distendu des images qui nous proviennent d’Ukraine, mon cœur est chagrin. Je me suis inscrit auprès de ma commune pour héberger des réfugiés. Avec mon associé, nous avons envisagé un voyage à la frontière polonaise pour acheminer des vivres et du matériel de première nécessité. Mais, concrètement, que faire d’autre ? Un sentiment d’impuissance nous envahit. Il se révèle d’autant plus frustrant qu’il s’installe dans le temps à la mesure d’une agression qui devient de plus en plus ignoble et qui, elle aussi, perdure pour mieux s’éterniser.

Les douleurs que subissent les peuples opprimés et envahis sont universelles. Ainsi, les ‘Désastres de la guerre’ de Goya et ‘Guernica’ de Picasso dépeignent une douleur humaine en ce sens que l’on ne peut se méprendre sur son origine : il s’agit de la douleur infligée à des hommes par d’autres hommes dans un contexte de guerre réelle, dans le cours d’une histoire qui se déroule sous les yeux de l’artiste. Mais toutes les douleurs n’ont pas le même statut. La proximité, culturelle, religieuse ou géographique des victimes, sollicite notre empathie à des degrés divers. Il faut lire le très beau livre de Susan Sontag, ‘Devant la douleur des autres’, qui écrit : «L’art de Goya, comme celui de Dostoïevski, apparaît comme un tournant dans l’histoire du sentiment moral et de l’affliction – aussi profond, aussi original, aussi exigeant. Avec Goya, un nouveau modèle de sensibilité à la douleur fait son entrée dans l’art. L’exposé des cruautés de la guerre est conçu comme un assaut à la sensibilité du spectateur… une voix, celle de l’artiste sans doute, apostrophe le spectateur : ‘pourrez-vous supporter de regarder ceci ?’»

Combien de temps allons-nous tolérer de voir, jour après jour, les cohortes de déplacés, les villes et villages bombardés, les civils massacrés ? Jusqu’à quel point notre seuil de tolérance peut-il fonctionner ? Et pourquoi diable ne se saisit-on pas du devoir d’ingérence pour enfin agir, concept politico-juridique auquel certains Etats, quand cela faisait leurs affaires, ne se sont pas privés de recourir, sous d’autres latitudes et en d’autres temps ? Nous éprouvons comme une lâcheté, l’impression de revivre l’invasion de la Pologne en 39 par une Allemagne nazie devant une Europe pleutre et couarde.

Aujourd’hui la guerre. Demain le droit. Car il y aura un après. Il y aura une justice que l’on espère d’assise et de portée internationale, avec toutes les garanties probatoires et procédurales qu’elle requiert, qu’elle commande. Quels que soient ses verdicts et ses édits, elle ne résoudra pas tout. Il faut espérer qu’elle apaise les velléités des plus radicaux. Mais jamais elle n’effacera le ressentiment du peuple ukrainien envers la Russie de Poutine qui perdurera des décennies encore, comme celui qu’ont connu nos parents dans l’après-guerre envers ceux qu’ils nommaient ‘les boches’.

Je me souviens qu’un soir d’été 2015, j’ai marché vers le Dniepr. Je voulais le voir de nuit, contempler les reflets de l’éclairage urbain sur sa surface. Un gigantesque conduit de deux mille kilomètres charriant des eaux dont on dit qu’elles sont toujours radioactives aujourd’hui. J’ai pensé à Delphine et au film qu’elle venait de terminer : ‘Après nous ne restera que la terre brûlée’. Je me suis demandé alors ce qui pouvait bien la ramener à cette terre rustre ? Aujourd’hui, ses images, tels les mots de Sontag, ne cessent de résonner en moi, comme un écho aux images de cette guerre qui hantent ma boîte crânienne en ces nuits froides d’avril 2022.  

Un livre : Susan Sontag : ‘Devant la douleur des autres’, Bourgois Editeur, 2003
Un film : ‘Slava Ukraïna’, de Delphine Fedoroff, 2014

Eric Therer

 

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