L’usage de la liberté

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Une plaque en cuivre orne la façade principale du vieux palais de justice de Liège. Malgré la crasse ayant terni les lettres qui y sont gravées, on peut y lire : ‘Ordre des avocats du Barreau de Liège – Deux siècles de libertés’. Apposée en 2011 à l’initiative du Bâtonnier Eric Lemmens lors du bicentenaire du Barreau, elle semble aujourd’hui oubliée et, à vrai dire, peu de passants s’arrêtent pour la contempler, encore moins pour la questionner.

Pour laconique qu’elle soit, cette épigraphe ne cesse de nous tarauder en ces temps de mise en veilleuse de nos libertés. Implique-t-elle que les avocats en soient les défenseurs naturels, plus que toute autre profession ? Signifie-t-elle que nous soyons particulièrement sensibles à la défense des libertés ? Fait-elle de nous des activistes quand elles se trouvent menacées par un quelconque pouvoir ? Ou s’agit-il tout bonnement d’une marque de fabrique de notre corporation, affichée tel un trademark opportun ?     

Dans la réalité, la bannière revendiquée tranche singulièrement avec nos actes. Que les avocats, à titre individuel et professionnel, combattent les entraves et les dévoiements portés à la liberté, c’est chose entendue, c’est après tout leur lot quotidien, ce pour quoi ils sont payés. Mais quand les libertés en jeu ne ressortent pas du périmètre immédiat de notre profession ou qu’elles sont étrangères aux intérêts de nos clients, nous nous faisons bien plus discrets. Ainsi, je ne pense pas que le Barreau de Liège se soit ému du régime d’apartheid auxquels les Africains de souche étaient soumis en Afrique du Sud jusqu’aux années 80, pas plus qu’ils n’ont critiqué les déversements de napalm sur les villages du Vietnam par l’armée américaine. 
Mais avaient-ils seulement à le faire ? 

S’agissant de la pandémie et du cortège de normes, d’arrêtés, de protocoles qu’elle a entraîné, la question n’a rien de théorique. Elle s’impose au contraire avec urgence et gravité puisqu’elle nous regarde, hic et nunc, au cœur de la cité. Les restrictions qui frappent nos libertés depuis bientôt deux ans, décidées par une cohorte d’experts auto-proclamés, ne cessent de nous interpeller. Certaines de ces règles se comprennent, se respectent, d’autres se sont avérées ineptes, insensées, délirantes, parfois stupides.  

En Wallonie, le décret prévoyant la prolongation de l’usage du Covid Safe Ticket au-delà du 15 janvier n’est toujours pas, au jour où j’écris ces lignes, publié au Moniteur Belge. Et pourtant beaucoup de cerbères improvisés, trop contents de se trouver dotés d’une petite parcelle d’autorité, continuent d’exiger, en parfaite illégalité, ce sésame digital à qui veut aller boire un café, manger une omelette ou visionner un film. Un QR code qui est supposé nous protéger de la propagation d’un virus, lequel ne cesse du muter et dont aucune barrière digitale n’arrêtera le cours, quels que soient les vœux chimériques que nous plaçons dans ces applications.  

“ Justice must not only be done, but must also be seen to be done ” énonce un vieil adage anglais. Il en va de même avec les normes qui régissent la cité. Les gouvernements ne doivent pas seulement gouverner, encore faut-il qu’ils donnent l’impression de le faire. Contrairement à la croyance fréquemment répandue dans les milieux militants, ce n’est pas un méchant gouvernement qui est à l’œuvre contre un peuple brave, c’est celui-ci, par le biais de sa majorité, qui n’a de cesse de réclamer « que l’on prenne des règles », même quand rien de rationnel ne commande qu’elles soient prises. Ainsi se trouve-t-il conforté, sécurisé, et heureux de l’être. Les pleutres, les peureux et les ignorants imposent parfois leur tyrannie à ceux qui préfèrent questionner et interroger, ils le font avec une telle facilité, une telle docilité que cela fait peur. C’est cette même multitude aphasique qui, à une autre époque, n’a jamais trouvé anormal que les Noirs ne puissent pas monter dans un bus où il y avait des Blancs, car la question ne se posait tout simplement pas.

Le processus législatif normal a été supplanté par des cénacles secrets où triomphent l’expertocratie et la particratie. Le débat parlementaire, déjà entaillé par le pouvoir exécutif en temps normal, a été réduit à sa plus simple expression alors qu’il aurait dû redoubler de vaillance, de vigilance. 

En décembre 2020, je me souviens distinctement d’avoir vu au journal télévisé la porte-parole d’un parquet de province qui annonçait fièrement que son office avait procédé à l’arrestation d’un concessionnaire automobile. Il avait organisé un drink de fin d’année autour de quelques mange-debout disposés dans son garage. Les téléphones de ses invités avaient été saisis, les identités dûment consignées. Sa maîtrise de l’arrêté ministériel qui lui donnait l’ordre d’agir était imparable. Des petits mots sortaient de sa bouche comme des épées. Elle formulait ses propos comme si elle découvrait une vérité révélée. Plus je la regardais, plus je devinais en elle l’avènement d’un monde dystopique à venir dont elle était l’involontaire aura disgracieuse. A quelques encablures d’où elle se trouvait, se nouaient, au même moment, des fraudes financières à grande échelle que jamais sa modeste intelligence servile ne jugulerait. A la criminalité organisée, institutionnalisée – qu’elle ne pouvait ou ne voulait voir – elle préférait se payer un petit indépendant innocent la veille de Noël. Tel était l’ordre du monde. C’est à cet instant précis que j’ai acquis la conviction, ferme et irréversible, que jamais je ne deviendrais magistrat. 

     Eric Therer

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