Et si plus rien n'était essentiel…

Bâtonnier

La crise du Covid a chamboulé notre vie en redéfinissant l’essentiel. Chacun avait sa définition de ce qui était pour lui essentiel. Ça, c’était avant !

Dans un premier temps, tous les acteurs se sont mis d’accord sur le maintien d’activités considérées comme essentielles (sous-entendu vitales). 

A présent, l’essentiel est devenu une notion à géométrie variable qui nous divise et dont les politiciens se sont emparés pour un temps.

Ce qui est fou avec l’essentiel, ce n’est pas seulement qu’il n’est pas foncièrement essentiel, c’est qu’il est même souvent superflu, « c’est du plus. », disait une journaliste sur la chaîne française France Culture le 27 avril 2020.

L’essentiel pourrait-il être du superflu ?

 

Et si les contacts sociaux n’étaient plus essentiels ?

Depuis de nombreux mois, professionnellement et personnellement, nos contacts, nos rencontres, nos réunions, nos discussions en présentiel sont réduits à une peau de chagrin.

 Pouvons-nous continuer dans cette voie ?

L’humour, le contact et le langage visuels sont des signes qui sont le plus souvent inexistants lors de nos conversations en ligne. Même si la technologie moderne nous offre une souplesse inégalée, elle nous prive par la même occasion d’échanges informels lors de réunions, de colloques, de rendez-vous, lesquels peuvent donner justement naissance à une idée qui n’aurait jamais vu le jour autrement ou sont à l’origine d’une relation qui s’avérera fructueuse. C’est la richesse de l’humanité dont nous sommes privés.

Personne ne peut assurer que nous retrouverons un monde identique à celui dans lequel nous vivions il y a un an.

Ce que nous savons, c’est qu’il faudra trouver un équilibre dans le développement de nos contacts aussi bien en ligne que dans la vie, celle que nous appelons maintenant « la vie réelle ». Ne développons pas notre réseau virtuel aux dépens de notre réseau personnel !

J’ai une pensée toute particulière pour vous les stagiaires qui avez prêté serment depuis le premier confinement massif du pays le 17 mars 2020. Vous êtes actuellement 42 pour le barreau de Liège-Huy à avoir prêté serment par écrit ou lors d’une prestation de serment orale à la fois formelle et simplifiée pour respecter les mesures sanitaires.    

Vous accomplissez votre stage, vous avez repris les cours capa, avec détermination et passion dans une situation difficile. Votre apprentissage d’un métier de contact est bien différent de ce que vous aviez imaginé.

« Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion » a dit saint Augustin. Accrochez-vous ! Restez passionnés par la défense des justiciables, par la défense de la justice aussi !

Bien des manifestations et activités au sein du barreau ont été supprimées. Et pourtant, elles sont essentielles pour votre intégration dans la profession. Soyez assurés que l’Ordre mettra tout en œuvre pour que vos attentes soient à la hauteur de votre investissement.

Un monde sans covid, c’est celui où l’on peut aller et venir, se voir sans masque, se toucher sans bulle.

Ce n’est certainement pas « un plus ».

Oui, les contacts sociaux dans notre profession sont essentiels.

 

Et si la Justice n’était plus essentielle ?

Les mesures prises ces dernières années par le monde politique mettent la justice qui est normalement le troisième pouvoir de l’Etat, sous la tutelle de l’exécutif.

Non seulement la justice n’apparaît plus comme essentielle mais l’essentiel de la justice est déliquescent.

En ébranlant ainsi le principe de la démocratie et de l’Etat de droit, la justice n’est plus considérée comme essentielle mais superflue.

Superflues seraient donc les revendications communes des barreaux et des magistrats qui ont participé à des actions et des manifestations initiées par les magistrats sous le thème « l’Etat de droit, j’y crois ! » ?

Elles portent notamment sur une justice accessible à tous, un respect des cadres pour les magistrats, les greffiers et le personnel des greffes et parquets dans toutes les juridictions et tous les parquets du pays, une autonomie de gestion du pouvoir judiciaire garantissant son indépendance, des bâtiments judiciaires en bon état, un système informatique performant et intégré permettant une communication entre les différents acteurs de la justice, un service public ne répondant plus à la seule logique du chiffre mais respectant les droits fondamentaux d’un Etat démocratique…

Compliquer l’accès à la justice, c’est rendre celle-ci inaccessible jusqu’à ce qu’elle en devienne superflue.

Le Bâtonnier Michel Franchimont rappelait souvent que : « l’avocat est un homme de proximité. Proche de nos clients, nous faisons, avec chacun, un bout de chemin, et parfois un long chemin. Nous sommes souvent témoins de leurs difficultés, compagnons de leurs souffrances et du malheur ».  

Il ne sera peut-être plus possible à l’avenir pour l’avocat de faire ce parcours avec son client…

Une justice efficace et indépendante de l’exécutif est un outil indispensable à la cohésion sociale et à l’équilibre des institutions. Les barreaux poursuivent leur action en ce sens, parce que …

Oui, la justice est essentielle.

Oui, il essentiel qu’un réel budget soit affecté à la justice pour qu’elle puisse remplir ses missions fondamentales au bénéfice des justiciables.

 

Et si le secret professionnel de l’avocat n’était plus essentiel ?

Certaines pratiques judiciaires malheureusement de plus en plus fréquentes laissent penser qu’il n’est plus essentiel.

Mais peut-on s’en passer ?

La Cour constitutionnelle ne cesse de rappeler notamment par des arrêts des 23 janvier 2008, 13 juillet 2005, 26 septembre 2013 et 6 décembre 2018 que : « l’effectivité des droits de la défense de tout justiciable suppose nécessairement qu’une relation de confiance puisse être établie entre lui et l’avocat qui le conseille et le défend. Cette nécessaire relation de confiance ne peut être établie et maintenue que si le justiciable a la garantie que ce qu’il confiera à son avocat ne sera pas divulgué par celui-ci. Il en découle que la règle du secret professionnel imposée à l’avocat est un élément fondamental des droits de la défense ».

 Le secret professionnel de l’avocat constitue « l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique » nous précise la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt du 6 décembre 2012

La Cour de cassation a aussi indiqué dans un arrêt du 13 juillet 2010 que « le secret professionnel auquel sont tenus les membres du barreau repose sur la nécessité d’assurer une entière sécurité à ceux qui se confient à eux ».

Et pourtant, ce principe fondamental est trop souvent bafoué.

Un premier signe d’éclaircie dans un ciel très sombre est apparu à la suite d’un arrêt rendu très récemment par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège dans une affaire dans laquelle l’Ordre des avocats du barreau de Liège-Huy a déposé une requête en intervention volontaire. Il y est précisé que « les correspondances entre avocats dans le cadre d’une communication de pièces ou d’échanges sur un dossier sont couvertes par le secret professionnel, sous réserve de la mention « officielle » [sur lesdites correspondances]. Tous les avocats sont tenus au secret professionnel et il est normal que les correspondances, les notes et toutes informations échangées entre eux dans l’exercice de leur profession soient couvertes par ce secret ».

Il me parait essentiel de le rappeler en cette période tourmentée.

Oui, le secret professionnel imposé à l’avocat, en tant qu’élément fondamental des droits de la défense, est essentiel.

 

Et si la digitalisation de la profession n’était pas essentielle ?

L’outil informatique nous a permis de poursuivre notre activité pendant la crise Covid.

Il y a eu des dysfonctionnements et cela nous a agacés, mais nous avons aussi vu les bénéfices de l’outil.

Il y a eu et il y a encore actuellement des réticences à l’utilisation de la visio-conférence pour les plaidoiries.

Il y a aussi une « zoom fatigue ».

Une réflexion doit être menée pour améliorer l’outil et tenir compte du contexte dans lequel il est utilisé.

Personne n’osera plus soutenir que la digitalisation n’est pas essentielle à notre profession. Elle a sans doute sauvé une partie de l’exercice de notre profession pendant cette période et elle nous permettra un passage plus doux vers le retour au présentiel.

 « Alors que la profession d’avocat a tenu jusqu’alors une attitude tantôt passive, tantôt désintéressée, voire critique (parfois avec justesse), elle apparaît désormais comme progressivement évincée du champ de la justice en mode numérique, au profit d’autres acteurs, les compagnies d’assurances en tête…les parts du marché du droit détenues par les avocats sont aujourd’hui menacées » (Mot du Président d’Avocats.be dans la Tribune du 25 février 2021).

La numérisation des cabinets d’avocats est essentielle : nous devrons progressivement nous tourner vers des bureaux sans papier, gérant parfaitement le flux électronique et communiquant par voie électronique.

Le nouvel article 792 du code judiciaire prévoit dorénavant que, dans les cinq jours de la prononciation de la décision, tant pour les affaires civiles que pour les affaires pénales, le greffier notifie à chacune des parties ou, le cas échéant, à leurs avocats, une copie non signée de la décision. Cette notification a lieu par voie électronique à l’adresse électronique de l’avocat.

Je vous invite une fois de plus à vérifier vos coordonnées et votre adresse e-mail mentionnées dans la base de données centralisée d’Avocats.be.

Si le dossier pénal virtuel devient la norme, il est essentiel que les avocats puissent l’examiner sans devoir être contraints à prendre un rendez-vous en vue de le consulter au greffe correctionnel. A défaut, le caractère virtuel de ce dossier est plus qu’aléatoire, voire éphémère.

Non, la digitalisation n’est pas superflue. Elle est essentielle dans notre profession.

 

Et si la déontologie n’était plus essentielle ?

La crise Covid et le confinement ont fait place à la règle de la débrouille dans toutes les professions.

L’avocat est lié par ses règles déontologiques contrairement à d’autres professions qui ont occupé la place en investissant souvent la nôtre.

La déontologie est-elle devenue non pas « un plus » mais un obstacle au développement ou au changement de notre profession ?

Et si on l’abandonnait ?

Ce serait l’abandon des règles de protection des justiciables ainsi que la renonciation aux principes fondamentaux et aux devoirs généraux de l’avocat.

L’évolution de notre profession a exigé que nous codifiions les règles essentielles qui gouvernent son exercice tout en conservant notre tradition séculaire dont le moteur est notre indépendance et nos obligations de loyauté, de dignité et de probité.

Oui, la déontologie est essentielle car nous sommes une profession essentielle du marché, nous ne pouvons accepter d’être considérés comme des « marchands de droit ».

A cet égard, je vous rappelle la sortie du nouveau recueil des règles professionnelles du barreau de Liège-Huy. Je vous en recommande vivement la lecture.

 

Et si plus rien n’était essentiel ?

Je suis interpellé lorsque nos gouvernants, au lieu de réfléchir à l’avenir, un an après le début de la crise covid, à ce que pourra être la nouvelle « normalité » dans tous ces domaines, affirment que l’essentiel n’est plus à la mode.

Ainsi, Madame la vice-Première ministre Petra De Sutter a considéré lors d’une interview du 9 mars 2021 à la Rtbf que « le débat sur les fonctions essentielles n'est plus sur la table », comme si en débarrassant la table, on se débarrasse des problèmes.                                              

 

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Mesdames, Messieurs les Bâtonniers,

Madame, Monsieur les vice-Bâtonniers,

Messieurs les Bâtonniers de division,

Chères Consœurs, Chers Confrères,

 

Nous devons résolument rester optimistes face aux nouveaux défis que nous devrons relever.

Battez-vous pour la pérennité de la profession, battez-vous pour défendre la liberté de chacun, battez-vous pour défendre la société dans laquelle vous voulez vivre !

Mais n’oubliez pas qu’à force de sacrifier l’essentiel pour l’urgent, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel. Cette citation d’Edgar Morin a plus que jamais tout son sens. Continuons à sauvegarder l’essentiel !

Continuez aussi à bien prendre soin de vous et de vos proches.

Bien confraternellement

 

Bernard Ceulemans
Bâtonnier

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