Interview de Me Gilles Genicot

Interview

« Omission du Tableau de l’Ordre - Me Gilles GENICOT au 26/03/2020 ». Noyée dans le flot des recommandations « COVID » et des arrivées et départs actés à l’occasion du Conseil de l’Ordre du 28 avril 2020, l’information est passée pour le moins inaperçue. En quoi ce départ est-il plus remarquable que d’autres ? C’est que notre confrère nous quitte, non parce qu’il a cédé au chant des sirènes du « privé » ou de la magistrature, mais pour intégrer le cercle très fermé des avocats à la Cour de cassation. L’occasion rêvée de mettre un coup de projecteur mérité sur un parcours atypique et sur une pratique qui l’est tout autant.

 

SL (Sarah Lemmens) : Si mes informations sont exactes, vous avez prêté serment en octobre 2001. L’année 2021 consacrera donc votre vingtième année de pratique. Pourriez-vous nous résumer votre parcours ?

GG (Gilles Genicot) : A l'issue de mes études, j'ai intégré l'unité de droit familial et médical du Doyen Yves-Henri Leleu, dont je fais partie depuis lors (je donne un cours de droit médical dans le Master en Sciences de la santé publique). Après deux ans comme assistant et chercheur, j'ai envisagé la rédaction d'une thèse de doctorat et dans ce cadre j'ai entrepris un DEA en droit privé à l'université de Paris II, ce qui fut une expérience très enrichissante à tous points de vue. Je n'ai pas obtenu le mandat que je convoitais et, au retour de Paris, j'ai donc dû me réorienter. J'ai appris que le cabinet de Mes Cécile Draps et Jacqueline Oosterbosch cherchait un nouveau collaborateur. Je me suis présenté et sans doute avais-je le profil requis : pour "faire de la cassation", il faut préférer la recherche et l'écriture en solitaire aux plaidoiries et aux contacts avec les clients… Ce sont d'autres formes de plaisirs ! J'ai donc rejoint ce cabinet en octobre 2001 et j'y ai fait toute ma carrière. Je m'y suis d'emblée plongé dans les procédures en cassation, qui représentent une part très substantielle de l'activité du bureau, sous la houlette de Cécile Draps, Bernadette Graulich et Jacqueline Oosterbosch, qui fut aussi ma patronne de stage. Cela représente un long et patient apprentissage, et on continue d'ailleurs à apprendre tout au long de sa pratique, "sur le tas" !

 

SL : On ne devient pas avocat à la Cour de cassation du jour au lendemain. Votre nomination constitue l’aboutissement d’une formation répartie sur plusieurs années. Pourriez-vous nous préciser les différentes étapes qu’il vous a fallu franchir ?

GG : Pour être nommé, il faut tout d'abord qu'une place soit vacante, suite à une admission à l'honorariat ou à un décès : il n'y a que 20 avocats à la Cour de cassation, 10 pour chacun des deux rôles linguistiques. Il faut avoir été inscrit au barreau pendant au moins 10 ans et avoir réussi l'examen, exigeant, prévu par l'article 478 du Code judiciaire et organisé par l'Ordre des avocats à la Cour de cassation, qui sanctionne une formation qui s'étale sur quatre ans. Cette formation est d'ailleurs utile pour tous les avocats qui souhaitent se familiariser avec la technique de cassation, ce qui peut s'avérer profitable pour rédiger les meilleures conclusions possible, même s'ils n'ambitionnent pas forcément de postuler. Lorsqu'une place est vacante, il faut alors présenter sa candidature motivée, dont les mérites seront appréciés par une commission d'avis (voir l'article 478bis du Code judiciaire) : elle propose trois noms, classés du premier au troisième, et le ministre de la Justice nomme ensuite. Ce fut mon tour en 2020, suite au triste décès inopiné de Me Isabelle Heenen l'année précédente.

 

SL : Vous avez rejoint, en 2020, l’Ordre des avocats à la Cour de cassation, pérennisant, aux côtés de Me Jacqueline Oosterbosch, la représentation liégeoise au sein d’un barreau composé presque exclusivement, du côté francophone, de confrères bruxellois. Selon vous, existe-t-il une explication à cette disparité ?

GG : Historiquement, il est vrai que quasiment tous les avocats francophones étaient bruxellois (et, du coup, issus de l'ULB) : avant le Code judiciaire, il était légalement requis que les avocats à la Cour de cassation soient établis à Bruxelles, essentiellement pour des raisons pratiques de proximité géographique avec le siège de la Cour. En 1980, le cadre a augmenté, passant alors de 14 à 16 pour l'ensemble du pays, avec la volonté que les deux nouvelles places soient "régionales" et non bruxelloises. Me Cécile Draps, qui avait déjà marqué son intérêt pour les procédures en cassation sans encore les pratiquer, fut nommée, et fonda autour d'elle un nouveau bureau, consacré à ces procédures sans pouvoir s'appuyer sur une structure solide et une longue expérience. Les associés de l'époque ont vécu une aventure stimulante ! Ils sont rapidement parvenus à faire acquérir une belle réputation au bureau, celle d'un "artisanat" soigneux, chaque moyen ou branche de moyen étant soigneusement réfléchi et ciselé, avec des mots choisis et en osant affronter les difficultés sans louvoyer. Dans le petit milieu de la cassation, on a appelé ça "la ligne claire", en référence bien sûr à Hergé. C'est à Cécile Draps qu'on le doit, et elle nous a à tous beaucoup appris.

Me Oosterbosch fut nommée en 2004 et Me Draps a cessé ses activités en 2008. Après Jacqueline, je ne suis que le deuxième avocat francophone à la Cour de cassation issu de l'université de Liège. On n'en compte, je crois, guère plus sortis de l'UCL, la majorité demeurant "ULBiste" (dont, à l'époque, Me Draps). Cela n'a somme toute pas beaucoup d'importance, mais la "fierté liégeoise" est ce qu'elle est ! Cela étant, en soi, la localisation géographique du cabinet de cassation importe peu, en général. Les dossiers de cassation se traitent par écrit, ils ne supposent pas, sauf rares exceptions, de rendez-vous avec les clients et/ou leurs avocats. Mais il est un fait que bon nombre de confrères liégeois ont à cœur de s'adresser "au cabinet de cassation liégeois", ce dont nous leur sommes bien sûr reconnaissants.

 

SL : Pourriez-vous nous exposer les particularités liées au traitement d’un dossier de cassation ?

GG : Au-delà du traitement et du suivi de la procédure en cassation proprement dite, il me paraît bon d'insister sur ce que notre première tâche est de rendre un avis objectif sur les chances de succès d'un pourvoi. Nous ne devons pas faire miroiter aux clients ce que la cassation, qui n'est pas un troisième degré de juridiction, ne saurait leur apporter, et il n'est pas de leur intérêt qu'ils s'engagent dans un pourvoi voué à l'échec. Tous les dossiers, quel que soit leur enjeu, peuvent en soi mériter un examen avec la "lorgnette" du "cassationniste" : n'ayant pas traité et suivi le dossier depuis son début, ne connaissant pas personnellement les protagonistes, on pourra porter sur lui un regard neuf, un autre regard que celui du confrère qui les a assistés au fond. Tous les moyens possibles seront dégagés, au besoin en attirant l'attention sur les réserves ou les risques (par exemple, d'obtenir une décision de principe défavorable dans un dossier qui ne se présente pas idéalement), mais il faudra pouvoir dissuader le confrère, de même surtout que ses clients, de se lancer peine perdue dans une aventure perdue d'avance ou dans un "tour de carrousel pour rien" (par exemple un défaut de motivation purement formel lorsque l'issue du litige au fond ne fait guère de doute).

 

SL : Fort de votre expérience en matière de technique de cassation, auriez-vous quelques conseils à adresser à nos confrères-lecteurs, en particulier, quant à la manière de rédiger des actes de procédure ?

GG : Il est difficile d'être synthétique sur ce point ! L’essentiel ici est la distinction du fait et du droit, difficile à manier et qui représente l'essence même du "travail de cassation". Au rayon des faits, il faut distinguer ce qui est contesté et ce qui ne l'est pas (et qui peut donc être tenu pour établi) et bien veiller à renvoyer aux pièces de nature à prouver ceci ou cela. Si le client soutient, après coup, que tel fait ressort ou ne ressort pas de telle ou telle pièce, on ne pourra rien en faire en cassation, même si cette pièce était produite, si les conclusions n'y renvoyaient pas expressément en indiquant ce qui s'en déduit : la Cour de cassation n'est pas un troisième degré de juridiction et elle est sans compétence pour rechercher un élément de fait qui n'est pas constaté par la décision critiquée.

Par ailleurs, il ne se conçoit pas de reprocher au juge de violer la foi due – au strict sens où ceci doit s'entendre – à une pièce à laquelle il ne se réfère pas, parce qu'on n'a pas attiré son attention sur elle. Il faut aussi bien veiller à "conclure sur tout", sans s'en tenir à sa thèse principale : présenter une thèse subsidiaire, réfuter la thèse adverse, etc. Si on laisse un point dans l'ombre et si le juge s'en saisit, il n'y aura ni moyen nouveau (non soutenu), ni violation des droits de la défense, dès lors que les parties pouvaient s'attendre à ce que le juge utilise ce moyen ou cet argument et qu'elles ont eu la possibilité d'en débattre, même si elles ne l'ont pas fait effectivement (c'est ce que l'on appelait autrefois le moyen "dans la cause", pour résumer). Et bien sûr, du point de vue du contrôle de cassation, ce qui importe c'est ce qui a été conclu (et produit comme pièces), pas ce qui a été plaidé sans laisser de traces…

Et il faut bien identifier les moyens que l'on soulève, les distinguer et au besoin les hiérarchiser, comme au demeurant le Code judiciaire l'impose désormais. Car, pour qu'il soit possible de reprocher à un jugement de ne pas être régulièrement motivé, il faut évidemment que le moyen soulevé soit clairement identifié comme tel dans les conclusions, en gardant à l'esprit que le juge est tenu de répondre aux véritables moyens, et pas à chacun des arguments que l'on invoque pour justifier sa thèse mais qui ne constituent pas des moyens distincts (la distinction du moyen et de l'argument est un autre des petits plaisirs de l'analyse "cassation").

 

SL : Comment, concrètement, préparer l’introduction d’un pourvoi en cassation ?

GG : Tout d'abord, il est prudent de ne pas trop attendre, sous peine que le jugement ou l'arrêt soit signifié et qu'on doive alors travailler dans l'urgence. Quand l’avocat à la Cour de cassation est sollicité, fût-ce pour un simple devis (qui est en soi bien sûr gratuit), il convient de lui adresser déjà la décision que l'on souhaite critiquer et les conclusions de synthèse d'appel, de manière à ce que l'on puisse se faire d'emblée une idée de la complexité et de l'enjeu, et surtout vérifier les éventuels conflits d'intérêts et incompatibilités. Un mot aussi à propos de l'assistance judiciaire : elle est bien sûr organisée aussi au niveau de la Cour de cassation, mais cela fonctionne différemment des juridictions de fond (et les seuils d'accès financiers sont d'ailleurs un peu plus élevés). Si le client est dans les conditions de revenus requises, c'est à lui, ou à son conseil au fond – qui sera le cas échéant indemnisé à cette fin par le BAJ –, qu'il appartient d'introduire une requête en assistance judiciaire auprès du BAJ de la Cour de cassation. Le dossier sera ensuite transmis au bâtonnier de l'Ordre qui désignera un avocat chargé de rendre à la Cour l'avis prescrit par l'article 682 du Code judiciaire (dont le client et/ou l'avocat reçoivent bien sûr copie). Les avocats à la Cour de cassation interviennent à cet égard entièrement gratuitement, sans indemnisation d'aucune sorte, et sont donc désignés à tour de rôle afin de répartir équitablement la charge. Il n'est donc pas indiqué, dans ce cadre, de les contacter directement, car ce n'est pas eux qui pourront faire la démarche. Toutes les informations utiles sont disponibles sur le site de la Cour (https://justice.belgium.be/fr/ordre_judiciaire/cours_et_tribunaux/cour_de_cassation/informations_au_sujet_de_la_cour/assistance_judiciaire).

 

SL : En conclusion, comment résumeriez-vous le rôle de l’avocat à la Cour de cassation ?

GG : On passe d'un dossier à l'autre, d'une question à l'autre, en combinant la rigueur d'analyse et de rédaction au souci, bien évidemment, de défendre les intérêts de nos clients. En cassation, il faut forcément toucher à tout, et nous faisons de tout. Dans tous les cas, notre tâche est de porter un regard "neuf" sur les dossiers, de dégager les moyens réellement performants et d'assortir des nécessaires réserves ceux qui le sont moins. S'il ne faut pas hésiter à oser parfois des thèses hardies, dans le but de provoquer une clarification du droit lorsqu'elle est nécessaire ou de contribuer à son évolution, il convient de garder toujours à l'esprit que la Cour de cassation ne peut offrir que ce qui est sa raison d'être : un contrôle de la légalité des décisions rendues par les juridictions de fond, grâce au concours des membres de son barreau.

Pourvoi en cassation : quelques bonnes pratiques et points d’attention

  • Rédiger, en amont, des conclusions précises et complètes, et notamment :
    • distinguer ce qui est contesté et ce qui ne l’est pas ;
    • renvoyer aux pièces pertinentes ;
    • identifier et développer tous les moyens, le cas échéant, hiérarchisés ;
    • réfuter les thèses adverses ;
  • Ne pas attendre la signification de la décision pour prendre un avis sur les chances de succès d’un pourvoi ;
  • Adresser un dossier complet incluant la décision à contester et les conclusions de synthèse ;
  • Solliciter à temps, le bénéfice de l’assistance judiciaire auprès du Bureau d’assistance judiciaire de la Cour de cassation ;

 

Propos recueillis par Sarah Lemmens

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