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FLASH sur la Cour pénale internationale : le procès d’Ahmad AL FAQI AL MAHDI - Interview de Maître Jean-Louis GILISSEN
Au cours de cette année 2016, s’est tenu le procès d’AHMAD AL FAQI AL MAHDI, alias ABOU TOURAB, sur les bancs de la Cour Pénale Internationale. Le djihadiste a été poursuivi et condamné pour des crimes commis au Mali dans le courant de l’année 2012. Notre confrère, Maître Jean-Louis GILISSEN, a pris part à ce procès pour assurer sa défense. Nous avons recueilli son témoignage. CH (Claire HAZEE) : Maître GILISSEN, ce n’est pas la première fois que vous participez à un procès de la Cour pénale internationale. Ces expériences vous ont certainement permis d’acquérir une certaine maitrise de ce type de procédure. Pourriez-vous nous expliquer si, d’un point de vue procédural, les procès de la Cour pénale internationale présentent des traits de caractère sensiblement différents d’une procédure pénale classique ? Le cas échéant, dans quelle mesure ? JLG (Jean-Louis GILISSEN) : Les règles qui régissent le fonctionnement et les travaux de la CPI sont le résultat d’une histoire et d’un processus de formation totalement différents de ceux qui gouvernent nos cours et tribunaux nationaux. Cela tient à la nature même de la juridiction et des crimes pour lesquels elle a compétence. Ces règles traduisent en effet le caractère international des procédures complexes qui sont nécessaires à l’organisation d’enquêtes, de poursuites et de procès. Elles sont censées rencontrer les difficultés juridiques multiples qui ne manquent pas de survenir à chacun de ces stades alors que les procédures concernent des faits survenus sur des théâtres d’opérations régionaux multiples et différents et que les enquêtes doivent s’effectuer dans plusieurs pays alors que les procédures judiciaires sont appelées à se tenir à plusieurs milliers de kilomètres de là, à La Haye, selon des règles voulues comme universelles, en ce sens qu’elles doivent pouvoir s’appliquer à tous. Il s’est donc moins agi de tenter de concilier les pratiques nationales des uns et des autres que d’arrêter une procédure particulière, sui generis, appropriée à répondre aux besoins et nécessités très spécifiques des matières et procédures concernées. Le tout doit s’effectuer dans un cadre judiciaire qui permet de rencontrer les exigences inhérentes à la nécessaire répression des crimes les plus graves tout en garantissant un caractère équitable des procédures et l’effectivité des droits de la défense. Afin d’illustrer simplement mon propos, je vous dirais par exemple que, dans la salle d’audience, la place du Procureur est identique à celle de la Défense, soit face à la Cour, ce qui traduit la réalité du statut du Procureur dans les procédures. De même, l’avocat de la Défense dispose d’un budget d’enquête et de fonctionnement, comme le Procureur, budget qu’il gère librement afin de couvrir les rémunérations des membres de l’équipe de défense qu’il constitue, le coût des enquêtes qu’il organise et des voyages qu’il planifie sur le terrain selon les nécessités des enquêtes à mener. Chaque partie au procès constitue en effet son propre dossier qu’elle soumettra à la Chambre de jugement, celle-ci disposant donc de la présentation de deux dossiers distincts concernant une même affaire. Il appartient à la Chambre compétente de constituer le dossier officiel de la procédure avec les pièces qui lui sont présentées par les parties qu’elle estimera être recevables et admissibles. La procédure devant la CPI est donc totalement spécifique, ce qui donne définitivement tort aux praticiens de civil law qui considèrent que cette procédure est trop proche du commun law et, à l’inverse, aux praticiens du commun law qui affirment qu’elle est trop directement inspirée du civil law. CH : Les procès de la CPI impliquent inévitablement la confrontation d’acteurs de justice de traditions juridiques différentes. Cela constitue-t-il, selon vous, plutôt une difficulté ou une richesse ? JLG : C’est indéniablement la source de réelles difficultés mais… c’est aussi ce qui en fait toute la richesse. Tous les intervenants judiciaires apportent en effet avec eux les particularités spécifiques à leur pratique ainsi qu’à leur culture juridique. Je me souviendrais longtemps de la difficulté de permettre aux victimes de trouver une place dans une procédure qui, jusqu’en 2003, les ignorait totalement. Il n’y a pas de partie civile en droit international de la procédure et, avant la création de la CPI, les victimes n’apparaissaient dans les procédures qu’à titre de témoins. De même, il n’est pas rare que nous découvrions soudainement que l’emploi des mêmes mots s’avère ne pas recouvrir totalement les mêmes concepts. Cette situation nécessite donc un travail continu d’attention, d’écoute et de mise au point extrêmement enrichissant et oblige à rechercher constamment l’universalisation des concepts et des méthodes de travail. Heureusement, ce processus est grandement facilité par la nécessité pour tout praticien de suivre une formation permanente extrêmement exigeante qui est en partie organisée par la CPI elle-même. En ces matières, qui s’inscrivent dans une actualité brulante, le droit évolue avec une rapidité stupéfiante et c’est presque au quotidien qu’il se construit, au cas par cas, selon les difficultés rencontrées en chaque affaire. Dès lors, ceux qui pratiquent régulièrement devant cette CPI développent assez rapidement une pratique commune très particulière. Celle-ci nous enseigne la force du métissage, la fécondité de la différence et le respect dû à « l’autre ». Tout cela développe un sens aigu de l’attention à autrui, une forme de bienveillance et une réelle humilité et je crois qu’il en est très bien ainsi.
CH : Nous imaginons que ce procès a nécessité un travail d’instruction et de préparation de taille. Comment s’organise concrètement cette préparation ? JLG : Assumer ce genre de procédure nécessite la formation d’une véritable équipe. Il convient de réunir en son sein les compétences diverses d’un case manager expérimenté, d’un confrère qui assumera le rôle de conseil principal ou de co-conseil et de mettre tout en œuvre pour disposer des budgets vous permettant d’y additionner des postes de juristes, d’analystes et d’enquêteurs. La qualité d’une équipe requiert également que, outre les compétences de ses membres, celle-ci soit composée d’individus d’origines culturelles diverses, issues des plus grandes cultures juridiques qui inspirent le droit international. De droite à gauche : Maître GILISSEN, Maître Mohamed AOUINI, Madame le Procureur International Fatou BENSOUDA, Monsieur le Procureur Gilles DUTERTRE en charge du dossier AL MAHDI Le caractère international de cette équipe est donc une chose essentielle (l’équipe composée dans le dossier AL MAHDI AL FAQI était constituée dès 2015 de six nationalités différentes, provenant de trois continents) mais il convient absolument d’y adjoindre également des personnes originaires de la région où les faits de la cause sont survenus et du pays dans lequel ils se sont inscrits. Tout en effet, a toujours, une histoire et il s’agit précisément d’arriver à aborder celle-ci, d’y entrer, de la cerner, de tenter de la comprendre et de la vivre au mieux. Or, dans ce genre de dossiers, le critère temps constitue toujours un réel problème. La masse des pièces et des documents à consulter est énorme (plusieurs dizaine de milliers de pages) et il vous appartient parallèlement de créer votre propre dossier et de l’alimenter. Il faut comprendre que lorsque vous entamez votre travail, que ce soit à la défense ou à la représentation de victimes, le Bureau du Procureur travaille, lui, depuis longtemps sur l’affaire. Certaines fois, ce sont plusieurs années d’enquêtes qu’il s’agit de rattraper. Dans le cas particulier de ce dossier, les enquêtes du Procureur avaient débuté en janvier 2013. Il convient également de veiller à organiser un travail qui s’effectue à la Cour même, à LA HAYE, mais aussi sur le terrain. Cela vous oblige à vous rendre sur place, à y rencontrer des témoins, des acteurs des faits mêmes et à y créer un réseau d’informations et de collaborateurs. Ce travail sur le terrain est rendu particulièrement complexe par le risque constant des manipulations qui sont intrinsèques aux situations de conflit ou de post-conflit. Il s’agit là d’un travail difficile dans lequel vous risquez à tout moment d’être manipulé ou instrumentalisé. Et puis, certaines fois, vous pouvez rencontrer des risques beaucoup plus « prosaïques »… Il est donc essentiel de développer et d’entretenir des relations de qualité avec les personnes qui travaillent avec vous. Le plaisir et la joie dans le travail font partie des gages de réussite. Mais je crois surtout que la clé de la réussite d’une équipe réside dans l’exigence d’un travail de qualité et la réunion de tous autour de valeurs communes fortes. On ne travaille pas dans ce domaine bien longtemps sans s’engager, corps et âme, et sans avoir une conception particulière de ce qu’est l’homme et l’humanité ainsi que de notre responsabilité, à tous, en tant que citoyens du monde. CH : L’instruction d’un tel procès n’est-il pas compliquée par ces barrières que vous devez franchir, notamment la langue, la distance qui vous sépare des intérêts que vous représentez, ou même les conditions d’incarcération ? JLG : Oui, bien sûr, c’est évident. Le travail s’effectue toujours au minimum dans deux langues, à savoir l’anglais et le français. L’évolution en la matière m’a d’ailleurs amené, hélas, à affirmer devant les organes de la Cour que si le travail s’effectuait effectivement en deux langues, celles-ci s’avéraient être trop souvent l’anglais et l’anglais… Tout cela est bien évidemment source de grandes difficultés et relève de la problématique culturelle évoquée ci-dessus. Il n’est pas exceptionnel que des problèmes de traduction ou d’interprétariat surviennent. Paradoxalement, à l’heure de l’interconnexion, la distance géographique constitue un problème qui se gère beaucoup plus facilement qu’auparavant. Lors du premier procès international que j’ai assumé, en 1996, je travaillais régulièrement en Tanzanie, à Arusha, sans disposer du « net ». Aujourd’hui, je souris lorsque je me rappelle la manière dont nous fonctionnions à l’époque. A nouveau, sur place, la difficulté réside dans la nécessité d’entrer dans un autre monde que celui qui est le vôtre. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours souhaité me contraindre à conserver deux pratiques parallèles, une pratique nationale et une pratique internationale. Cela est la cause d’une multitude d’ennuis, de difficultés et de contretemps mais je considère qu’il s’agit là d’une nécessité car une pratique nourrit l’autre. Le danger d’une pratique exclusivement internationale m’apparaît résider dans une forme d’enfermement et dans un détachement artificiel de la pratique du droit dans un pays souverain, connaissance qui reste essentielle pour une pratique créative du droit international. Je considère donc que fonctionner de manière bicéphale est absolument indispensable. Cela nécessite de s’organiser, de faire preuve d’énormément de souplesse et d’avoir une solide motivation. Mais c’est une constante, dans la vie, il convient de tenter d’être à la hauteur de ses idéaux. CH : AL FAQI AL MAHDI était notamment poursuivi pour avoir détruit des lieux de culte protégés par l’UNESCO. C’est la première fois que de telles charges étaient présentées devant le Cour. Celle-ci y était-elle préparée ? Comment s’est-elle positionnée en l’absence de précédents ? JLG : Le Statut de la CPI adopté en 1998 prévoit un nouveau crime de cette nature. Mais tout cela était rédigé de manière théorique et désincarnée et il n’existait aucun précédent au crime spécifique prévu par ce texte. Il convenait dès lors de s’assurer de la réalité et du cadre dans lequel des faits auraient été effectivement commis par M. Al Faqi Al Madhi et de l’éventuelle rencontre des éléments constitutifs du crime, de son imputabilité personnelle ainsi que d’au moins un des modes de responsabilité prévus au Statut de la Cour. Tout cela est assez compliqué car les critères internationaux ont fortement évolués, passant, par exemple, de la théorie du « joint criminal entreprise » à celle, beaucoup plus fine, du « control of the crime ». Et, vous le comprendrez, il n’y a pas vraiment de droit à l’erreur. Il s’est avéré très rapidement que M. Al Faqi Al Madhi avait non seulement assumé un rôle de conseiller auprès du gouvernement islamique occupant Tombouctou mais que, de surcroît, il y était devenu le chef de la Hesbah, la police des mœurs rendue célèbre par le film « Timbuctu ». Lorsqu’il s’est avéré que la responsabilité criminelle de M. Al Faqi Al Madhi était engagée, il s’est alors agit de définir celle-ci et ce, dans le cadre de la définition d’une stratégie de défense à la mesure des difficultés du dossier. Une des difficultés majeures résidait d’ailleurs dans le fait qu’il s’agissait d’exactions fraichement commises par des djihadistes (2012 au Mali) dans un contexte international hautement sensible. Les faits s’inscrivaient de surcroit dans une sorte de suite logique des attaques commises systématiquement contre des biens majeurs du patrimoine de l’humanité, tels, par exemple, la destruction des bouddhas de Bamiyan, d’une part importante de la cité antique de Palmyre et des sites babyloniens. Des contacts ont été pris avec le Bureau du Procureur et des discussions ont été entamées au plus haut niveau en envisageant de recourir pour la première fois dans l’histoire de la CPI à une procédure d’aveux. Sur base d’un mandat ferme du client, nous avons, la défense de Monsieur Al Faqi Al Madhi et le Bureau du Procureur, en quelques mois, véritablement inventé dans le plus grand secret un nouveau mode de procédure d’aveux négociés. La Chambre compétente de la CPI a dès lors été mise en possession des documents particulièrement complets rédigés par les parties à la procédure. Tout ce qui était censé devoir se trouver dans une décision de justice s’y trouvait sous la forme d’un projet soumis à la Cour. La Chambre a manifestement décidé d’adopter l’ensemble du point de vue et des éléments constituant l’accord des parties qui leur a servi de canevas à toute la suite de la procédure. A la satisfaction de tous, cette manière de procéder a permis de réduire considérablement la procédure et le coût de celle-ci. Très concrètement, la phase de débat, d’une durée habituelle de plusieurs années, a été réduite à…6 jours d’audiences en tout. et ce sont plusieurs millions d’euros qui ont ainsi été épargnés.
Ahmad Al Faqi Al Mahdi, alias Abou Tourab
CH : La fin de procès est parfois l’occasion de tirer une conclusion, une leçon ou un enseignement. Quel fût votre ressenti à l’issue de ce procès ? JLG : Ce procès a été une grande aventure intellectuelle et humaine. D’une part, il s’est agi pour moi d’entrer dans une conception du monde dans laquelle la religion est censée régir la vie des hommes et des femmes sur terre, ce qui est à l’opposé de toutes mes convictions. Mais M. Al Faqi Al Madhi est un homme intelligent et de grande culture. Ce ne fût pas facile à faire mais je pense pouvoir dire que j’ai pu percevoir et comprendre des points-de-vue qui, jusqu’alors, m’étaient totalement hermétiques et incompréhensibles. Si l’inadmissible reste toujours inadmissible, je crois que sa compréhension rend « meilleur » et, qu’en l’occurrence, mon regard et mon analyse sur certaines choses ont évolué. Je sais mieux, aujourd’hui, pourquoi il convient de condamner les exactions de ce genre. Les contacts avec l’UNESCO et ses représentants ont également été passionnants. On sait trop peu qu’après avoir donné à l’humanité une personnalité juridique, celle-ci s’est vu doter d’un patrimoine. C’est à nous tous, collectivement et individuellement, qu’il appartient de le protéger. Enfin, avoir pu négocier, d’égal à égal, avec Madame le Procureur et les responsables de son Bureau a été une expérience fructueuse pour tous car, ensemble, nous avons créé un précédent qui va inspirer la pratique à venir du plaidoyer de culpabilité en droit international pénal. J’ai été frappé par le respect mutuel qui est né entre ceux et celles qui ont participé à cette négociation et par la conscience qui nous a tous saisis de participer ensemble, malgré la différence des intérêts que nous représentions, à un projet commun utile à la communauté humaine. CH : Plusieurs Etats membres ont déjà critiqué l’institution, parfois vivement. Certains ont même déjà nourrit l’idée de la quitter. Pensez-vous que la Cour devrait-être réformée/modernisée ? JLG : Il ne faut jamais oublier que la création de la CPI est une des rares bonnes nouvelles de la fin du XXème siècle dans le domaine des relations internationales. À sa nécessité, unanimement admise, répondent d’énormes espoirs. Sans cette institution, c’est une certaine forme d’immunité, et pour les crimes les plus graves, dont on accepte l’institutionnalisation de fait. J’ai été de ceux qui ont milité pour la création de cette institution et qui, conséquents avec eux-mêmes, se sont engagés dans l’espoir de la faire fonctionner et de répondre aux attentes légitimes qu’elle inspire. La CPI est atteinte de plusieurs maladies, voire de vices de fonctionnement. Il convient de les énoncer, de les dénoncer et de tout mettre en œuvre pour y remédier. Les procédures y sont beaucoup trop longues, beaucoup trop onéreuses et l’institution a une fâcheuse tendance à se laisser déborder par des contraintes administratives qui alourdissent considérablement son fonctionnement. Le travail à y réaliser reste énorme et les effets malheureux et négatifs de certains choix opérés par le premier Procureur de la CPI pèsent encore lourdement sur l’institution. Il ne faut, par contre, pas s’étonner que de multiples critiques s’élèvent contre la CPI afin d’alimenter un débat sur sa légitimité ou sur la nécessité de son abolition. De nombreux autocrates, présidents en fin de mandat qui entendent se maintenir au pouvoir envers et contre la constitution de leur propre pays et des dictateurs patentés entretiennent des campagnes haineuses visant à discréditer une institution qu’ils craignent de devoir affronter un jour. D’autres dirigeants se servent de la CPI pour tenter de diriger les mécontentements qui existent dans leur pays et de reporter les révoltes qui grondent contre les conséquences de leur propre incurie. Il convient d’être vigilant à l’égard de critiques excessives qui n’hésitent pas à pratiquer la désinformation et qui recourent à de réelles contre-vérités. La CPI possède une dimension politique évidente car elle contribue à construire et renforcer un véritable ordre public international là où il fait tellement défaut. Je crois profondément que, et surtout par les temps qui courent, il convient de veiller à la qualité du travail de la CPI ainsi qu’à la réalisation de ses objectifs premiers plutôt que de songer à sa disparition. Nous avons vécu et vivons encore sur la croyance en l’opposition des notions de barbares et de nations civilisées. Aujourd’hui, nous savons que les barbares sont aussi parmi nous et que chacun d’entre nous peut se comporter en barbare. Le monde change et avec lui, nous changeons d’univers mental. Il nous appartient d’être vigilant, de nous engager, de défendre et de promouvoir les valeurs que nous souhaitons voir respecter et appliquer. Travailler à la Cour Pénale Internationale participe à cet engagement et constitue un combat.
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