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La rentrée littéraire 2016
LA RENTREE LITTERAIRE 2016
par André TIHON
Nous soulignons que le présent article a été achevé le 11 octobre, soit avant l’attribution des prix littéraires de l’automne. Riquet à la houppe, d’Amélie NOTHOMB Nous avons pris l’habitude d’entamer cette petite chronique annuelle par Amélie Nothomb. Son dernier roman est, selon nous, le meilleur depuis peut-être Stupeur et tremblements et Métaphysique des tubes. Dépassant le ton ludique habituel, l’auteur se hausse à une quête spirituelle grâce au personnage de l’ornithologue et à l’oiseau. L’humour est toujours là : on peut penser qu’Amélie Nothomb règle plaisamment ses comptes avec certains animateurs de télévision lorsqu’elle décrit l’attente de plus de trois heures imposée aux invités ( p. 169 et 170). De même, il faut être une femme pour oser créer la notion de « bigoudi verbal » sans craindre de se faire accuser de misogynie…Le style est parfaitement maîtrisé : « les moineaux, petits moines sautillants des trottoirs, hôtes légers du pavé, à l’impertinence gouailleuse, crêve-la-faim à l’affût de l’aubaine, étaient les jeunes gens de Paris et les moinettes les jouvencelles parisiennes fières de leur minceur invétérée » (p. 74). A lire, même par ceux qui ne sont pas des inconditionnels de l’écrivain.
L’Archipel d’une autre vie, d’Andréï MAKINE Récemment élu à l’Académie française, conformément à la tradition consacrant des écrivains franco-russes (Troyat, Kessel), Makine signe cette année un de ses meilleurs livres. L’histoire (une mise en abyme) se passe à la fin du règne de Staline et met en scène un intellectuel contraint de poursuivre, avec plusieurs militaires, un fugitif dans la Sibérie extrême-orientale. Certaines conversations au coin du feu font parfois penser au Malraux de la Voie royale, de la Condition humaine, certes en plus terre à terre. Nous ne raconterons pas la chute, laissant au lecteur la joie de la découvrir par lui-même. Il est piquant de constater que Makine évoque à son tour le « bigoudi verbal », selon l’expression d’Amélie Nothomb (p.152). L’opinion de Makine est que l’essence d’un homme, si elle existe, ne peut être atteinte que dans des conditions de vie marginales, « loin de ce corps qui s’accrochait à sa survie, loin de mon passé, du monde des autres où je n’avais plus de rôle à jouer », lorsque tous les accidents (au sens philosophique) historiques ont plus ou moins disparu. Du grand art.
California girls, de Simon LIBERATI Par son côté glacial et presque journalistique, ce récit fait penser à De sang- froid , de Truman Capote. Sauf que Capote relatait l’arrestation des tueurs, ce qui n’est pas le cas de Simon Liberati. Il raconte, pour l’essentiel, l’assassinat de Sharon Tate, la femme (enceinte de huit mois) de Roman Polanski en 1969. Comme tout le monde à l’époque, j’avais été touché par la violence des faits ; aussi le nom de Charles Manson, le gourou, m’est-il resté familier jusqu’à ce jour, tels ceux de Lee Harvey Oswald et de Jack Ruby. Que nous sommes loin de cette époque ! De la bonne sociologie romancée.
Je ne pense plus voyager, de François SUREAU Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un roman de la rentrée, le livre ayant été publié avant le mois de juillet 2016. Il m’est toutefois apparu intéressant de le signaler dans cette petite recension. L’auteur est un avocat né en 1957 et revenu progressivement au catholicisme de son enfance (cela fait penser à quelqu’un d’autre…). Il narre ici la fin de Charles de Foucauld, dont la vie a inspiré plusieurs écrivains : on pense notamment à Jean- Edern Hallier et à son Evangile d’un fou. « A présent qu’il ne reste plus à un homme de mon âge que d’avancer un pas après l’autre vers ce qu’il croit juste, dans le décor à demi effacé de son enfance, je reviens à mes amours de jeunesse avec un sentiment où la nostalgie n’a presque aucune part et où domine au contraire ce goût de la vérité dont la jeunesse ne possède le plus souvent que l’apparence » (p.154). A quand l’Académie française ?
Babylone, de Yasmina REZA L’auteur aime décrire, dans son théâtre, des invitations qui tournent mal. De même ici, le point de départ du récit est un raout, la fête du printemps qu’entend célébrer la narratrice. Ce livre est d’une moraliste, au sens de La Rochefoucauld ou Chamfort. On ne compte pas les aphorismes : « Quand tu fais la gueule à vingt ans, c’est sexy, quand tu la fais à soixante, c’est chiant » ; « on ne peut pas comprendre qui sont les gens hors du paysage ». Yasmina Reza moque également les tics de langage actuels, tels le « devoir de mémoire » (expression d’ailleurs condamnée par l’Académie française), le travail de deuil, le recueillement… qu’elle estime des concepts creux (p.93). Ainsi que Benoît Duteurtre, elle se gausse du remplacement systématique par nos contemporains du mot « mère » par « maman », ce qui ressortit à une « infantilisation soporifique » (p.37). Telles ses pièces, ce roman est « jubilatoire »…et désespéré à la fois.
Livre pour adultes, de Benoît DUTEURTRE On comprend le sens du titre à la page 228, l’adulte étant défini comme celui qui « sait qu’il court à sa perte et que le monde court à sa perte, lui aussi ». Il y a, dans la littérature française, une lignée, de Chateaubriand à Jean d’Ormesson en passant par Maurice Barrès et Paul Morand, qui triomphe par la fluidité de sa prose, de son style, comme une rivière coulant sans ressaut de sa source à la mer « toujours recommencée ». De livre en livre, Benoît Duteurtre acquiert ce style. La lignée est aussi la nostalgie d’un monde qui s’éteint, par exemple ici le monde paysan. Certes la pauvreté y était criante mais « cette pauvreté, entre prairie et forêt, était-elle pire que celle des périphéries urbaines, des familles recomposées, de la télé-réalité, du tourisme de masse, de la nourriture industrielle ? Ce monde en vase clos était-il plus mortifère que celui qu’on arpente en voiture, d’une aire commerciale à l’autre ? Qui sait ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu ? » (p.161). Moi aussi, dans les années soixante, je me rendais le dimanche, avec mes grands-parents, chez des cousins résidant à Grand-Halleux, dans une maison où les vaches, dans l’étable, voisinaient avec Joseph et Adèle, où les poules gambadaient dans la basse – cour, à l’arrière de la petite ferme, où les lapins vivaient dans des clapiers, toutes choses aujourd’hui interdites par les normes européennes. Adèle et Joseph sont morts, ce monde rural où coexistaient hommes et animaux a disparu, notamment en raison des prescriptions sécuritaires. Disparu ? Entre ici en jeu la littérature qui va donner une existence éternelle à ce monde perdu, le transformant en mots. Mais nous oublions de parler du livre. C’est une rêverie de l’auteur sur la maladie et la mort de sa mère et, en même temps, sur la disparition de son village familial ; dans cette rêverie, se sont imbriquées trois nouvelles unies, par le ton, aux thèmes nostalgiques du reste de l’ouvrage. Un exercice de composition littéraire. A quand l’Académie française ?
La succession, de Jean-Paul DUBOIS En dépit d’une écriture parfois un peu défaillante (« …sans éQuivoQue Que, plus Que tout … » (p.47) ; « un voiturier accueillait les arrivants qui étaient répartis dans des espaces dédiés – à qui ? à Zeus ?- selon leur surface bancaire et leur notoriété » (p.127)), Jean-Paul Dubois (Prix Femina 2004) a écrit un grand roman, son meilleur selon Frédéric Beigbeder, à déconseiller toutefois aux suicidaires et autres dépressifs. Le grand-père, la mère et l’oncle du narrateur se sont, dans le passé, suicidés et l’on se demande s’il assumera la « succession », surtout lorsqu’il apprend qu’à son tour, son père a mis fin à ses jours. S’ensuit un voyage en France (il vit à Miami). En raison de l’espace dont nous disposons, nous ne pouvons rendre compte des nombreux thèmes abordés avec sensibilité par l’auteur : euthanasie, inceste, suicide, relations de couple, sport et argent…Nous laisserons le lecteur découvrir la fin de l’histoire. On notera que les hespérophanes (titre du dernier chapitre), mot que nous avons trouvé dans le Larousse du XIXème siècle mais qui ne figure ni dans le Littré, ni dans la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française, sont un genre de coléoptères vivant principalement en Afrique. Un des meilleurs livres de la rentrée.
Crue, de Philippe FOREST Crue, comme la vérité « toute crue » (p.167 et 261) ou comme le débordement du fleuve. Ce livre est un conte philosophique, une illustration romanesque du deuxième principe de la thermodynamique, dans lequel l’auteur, non dénué d’une solide culture générale classique et scientifique, joue un peu avec nous comme le chat, personnage essentiel du récit, avec les rats sortis d’un égout. Roman fantastique ? Comme ceux d’Edgar Poe, de Kafka, mêlant vie quotidienne banale et événements extraordinaires, narrateur déconcerté et personnages mystérieux, où le monde n’est qu’une bonde ouverte sur l’inconnu. De la bonne littérature.
Cannibales, de Régis JAUFFRET On chercherait vainement dans ce roman épistolaire la moindre vraisemblance psychologique : il s’agit d’un délire littéraire, un peu comparable à ceux qu’écrivit, en son temps, le Grand Imprécateur. Nous avons cru d’ailleurs entendre la voix de Fabrice Luchini déclamant certains passages. Soyons clairs : si on lit plus de cinquante livres par an, on trouvera génial Régis Jauffret, son jeu avec les mots, son délire ; sinon on risque de bâiller assez vite. De plus en plus, Régis Jauffret est à la littérature ce qu’Achille Talon (Greg) était à la bande dessinée. Sans être un inconditionnel, j’aime assez. Ce livre est d’ailleurs le septième que je lis de notre auteur (on se rappelle son œuvre-culte : les Microfictions).
Romanesque, de Tonino BENACQUISTA Il est difficile de rendre compte d’un livre que l’on n’a pas aimé, au point de remercier l’auteur de n’avoir pas dépassé les 232 pages. Il s’agit d’un conte philosophico-écologique, mi-Angélique, marquise des Anges, mi-Histoire du Juif errant, faisant intervenir Dieu et le Diable, dont la morale est que l’amour est une force de destruction mise au ban de la civilisation. Les protagonistes sont un homme et une femme que nous suivons pendant mille (sic) ans et dont, en définitive, nous ne savons rien sinon qu’ils s’aiment. Un roman peut valoir soit par son style (Jauffret), soit par l’histoire qu’il raconte (Dubois), soit par les deux (Makine). Ici, il n’y a rien. On se demande pourquoi le lecteur de la Librairie Pax a écrit sur le carton apposé sur le livre : jubilatoire.
L’innocent, de Christophe DONNER Ce « roman » autobiographique nous replonge, comme celui de Simon Liberati, dans la fin des années soixante. Ici nous sommes en France, peu après mai 68. Les jeunes générations ont, à notre avis, du mal à imaginer la politisation extrême de la société de cette époque, des lycées, universités, sorties d’usines, manifestations gaucho-trotskistes en tout genre. L’auteur nous fait revivre ce climat. S’y ajoute un exhibitionnisme bien contemporain, à la Angot. Ainsi, écrit-il, « puisque j’étais en Angleterre, pour respecter la conduite à gauche, je trouvais malin de me branler de la main gauche » (p.128 et 129). Loin de Chateaubriand et Jean d’Ormesson mais on ne s’ennuie pas.
L’insouciance, de Karine TUIL Il nous étonnerait que ce livre ne reçût pas un des prix littéraires de l’automne. Comme celui de Jean-Paul Dubois, il aborde des questions éternelles en les insérant dans les conflits contemporains : Afghanistan, Irak, islam radical…Il procède également à une description d’un lynchage « politiquement correct », avec un petit côté Bûcher des vanités (Tom Wolfe). Beaucoup de beaux aphorismes : « J’écris parce que la vie est incompréhensible » (p.245) ; « la vie conjugale n’est qu’un des nombreux visages du mensonge social » (p.347) ; « l’amour n’est rien d’autre qu’une des compensations que la vie offre parfois en dédommagement de sa brutalité » (p.401) ; « dans la vie, il y a très peu d’occasions d’être heureux. L’amour en est une. Mais elle est rare et a une durée limitée. Alors que la lecture peut être quotidiennement renouvelée » (p.509) ; « peut-être qu’il ne faut pas chercher à être heureux mais seulement rendre la vie supportable » (p.509). On trouve aussi malheureusement l’inévitable anglicisme « dédié ». Un très bon roman (Femina ? Goncourt ?).
Continuer, de Laurent MAUVIGNIER Le précédent livre de Laurent Mauvignier nous avait un peu déçu. Celui-ci est de nouveau conforme au style des Editions de Minuit, la compassion de Jean Echenoz ou de Jean-Philippe Toussaint pour leurs héros en moins. A force d’adopter une écriture froide, à se vouloir « distancié » des personnages (même s’il s’introduit en eux et, par un discours indirect, nous fait participer à leurs émotions), sans prendre le moindre parti, l’auteur finit par laisser le lecteur indifférent. Narrateur omniscient mais apathique (au sens premier). Le style, rien que le style. Un peu ennuyeux.
14 juillet, d’Eric VUILLARD La plus grande partie de ce « récit » est une description de la prise de la Bastille dans un style assez lyrique ; si certains personnages (Thuriot, Ethis de Corny…) sont cités dans les sources dont nous disposons ( Michelet, Taine…), il nous est impossible de nous prononcer sur l’historicité de tous les acteurs. Faisons confiance à l’auteur. Nous avons moins aimé les chapitres où l’écrivain se mue en historien et donne son avis sur les causes de la Révolution : on élabore une épopée ou on fait du François Furet…Eric Vuillard aurait-il une arrière-pensée du genre Nuit Debout ? On ne peut l’exclure. Quoi qu’il en soit, nous apprécions les qualités stylistiques de cet écrivain (Congo, Conquistadors, Tristesse de la terre), qui mérite d’être lu.
Petit Pays, de Gaël FAYE Lors d’une émission de Ruquier, Yann Moix a conseillé ce livre, lui prédisant même le prix Goncourt. Aussi l’ai-je acheté. Yann Moix avait tout à fait raison. Le style de Gaël Faye le rapproche de la lignée que j’ai évoquée ci-dessus. Un fleuve qui coule de l’enfance sans tracas au génocide (rwandais), une « marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie » (p.185). Comme dans Balzac et la petite tailleuse chinoise, la lecture va permettre au narrateur de résister à la folie : « Dans mon lit, au fond de mes histoires, je cherchais d’autres réels plus supportables, et les livres, mes amis, repeignaient mes journées de lumière » (p.197). L’exécution du Hutu est expliquée psychologiquement par le plongeon (nous renvoyons au livre). Un apophtègme que nous approuvons : « le bonheur ne se voit que dans le rétroviseur » (p.180). Il est, en effet, une donnée rétrospective qui ne peut s’apprécier et se nommer que dans le passé, contrairement à la joie et au plaisir, bien dans le présent quant à eux. De la grande littérature. Un de mes deux favoris pour le Goncourt.
Complots, de Philippe SOLLERS Quel heur ! Pouvoir lire la même semaine les deux plus grands écrivains français actuels (voir ci-dessous). Il s’agit de miscellanées, dont le thème commun est la lutte pour la beauté : images de Le Nôtre, Mme de La Fayette, Shakespeare, Voltaire, Proust, Casanova, Céline…L’article sur Flaubert, au second degré, est « jubilatoire ». La grâce de Sollers est qu’on se sent devenir plus intelligent quand on parcourt ses écrits. Son analyse d’Une Saison en enfer nous conduit à redécouvrir Rimbaud. Quelques phrases glanées çà et là : « Toutes les autres langues attendent leur transposition en français pour être améliorées par lui. Deux exceptions : Dante et Shakespeare » (p.118) ; « il n’y a plus de scandale aujourd’hui. Notre société a atteint sa vitesse de croisière du nihilisme, indélogeable » (p.140) ; « pourquoi les Français ont-ils si peur et se replient sur eux-mêmes ? Ils n’entraînent plus le muscle de l’esprit. Ils ne lisent plus. Ils ne réfléchissent plus » (p.177). Admirable livre d’un esthète amoureux de la langue.
Guide des égarés, de Jean d’ORMESSON Il n’est pas dans notre propos de nous permettre une critique du dernier ouvrage du Maître. Nous nous bornerons à une description de l’objet du livre. L’auteur, dans de courtes notices, nous découvre une fois de plus sa pensée, de l’étonnement à Dieu, en passant par le temps, le mal, la liberté, l’Histoire…Citons le presque début du chapitre sur Dieu : « Il nous reste quelques pages. Nous pourrions peut-être parler un peu de Dieu ». Et le livre s’achève par ces mots : « Qu’il existe ou qu’il n’existe pas (…), Dieu, absent ou présent, est notre unique espérance ». L’œuvre d’un vieil homme qui aperçoit (une dernière fois ?) l’approche de la mort. Il y a quarante ans que nous lisons Jean d’Ormesson, l’écrivain, le philosophe, le journaliste, et quarante ans qu’il nous enchante, lui, le thuriféraire de l’Enchanteur. Il nous a fait aimer Chateaubriand, Toulet (on prononce le t), Aragon, il s’est toujours voulu l’optimiste Candide révélant les beautés d’ici- bas, il n’est que d’ouvrir les yeux. Il nous manquera.
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