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La méthode de Newton
En feuilletant le catalogue de l’exposition ‘Yellow Press’ du photographe Helmut Newton, on se trouve soudainement saisi par une série de photographies couleurs montrant les acteurs d’un procès et la salle d’audience dans laquelle ils évoluent (1). Alors que les visages des protagonistes – l’accusé et la partie civile – sont cadrés en format portrait, ceux des avocats qui les accompagnent semblent avoir été interceptés sur le vif. La première impression qui nous vient est celle de parcourir une histoire reconstituée, un peu à la manière d’un roman photo. Comme souvent chez Newton, la mise en scène campe autant le sujet qui l’habite que celui-ci ne la transfigure.
Davantage connu pour ses clichés de mode, ses nus et ses vignettes érotiques à connotation fétichiste, Newton s’est toujours plu à se jouer de la mise en perspective, à la faveur de décors simples ou naturels, recourant aux jeux de lumière mais aussi au thème récurrent de la porte, autant symbole d’un fermeture inopinée que d’ouvertures prometteuses… Ici, les visages paraissent inquiets, perplexes, comme si un drame allait se jouer. Une porte apparaît. C’est celle de la salle d’audience, elle est frappée d’un avis revêtu d’un sceau cacheté portant la mention ‘Police – porte mise sous scellé’. Plus loin, une autre porte est exhibée, cramoisie, elle trône devant le banc des juges comme pièce à conviction, c’est celle par lequel le crime a été commis ou plutôt celle qui a empêché qu’il soit déjoué et évité. La suite des photos nous conforte dans notre première impression. On se dit que tout cela ressemble furieusement à une mise en scène où les acteurs ont été savamment apprêtés. Marc Bonnant est en train de gravir les marches du petit palais de justice de Monaco quand son regard filou croise celui du photographe. Il arbore un complet impeccable duquel ressort une cravate et une pochette d’un rose fushia immaculé. Entiché de théâtre, l’ancien bâtonnier de Genève a très bien pu jouer la comédie jusqu’au bout. Georges Kiejman sort par une autre porte, la principale, massive et sculptée. Son air est soucieux. Lui aussi s’est-il prêté à cette représentation ? Sous la lumière jaunâtre du hall d’attente, les avocats de l’accusé, Blot et Manasse, apparaissent goguenards. Passionné par les coupures de presse qu’il a amassées dans des tiroirs sa vie durant, Newton a confessé avoir eu un penchant pour la lecture de magazines comme ‘True Crimes’ ou ‘True Detective’, allant même à collectionner les livres de photographies de police. Rien d’étonnant dès lors qu’il ait accepté, à la demande de Paris Match, de couvrir à l’automne 2002 le procès de Ted Maher, l’aide soignant poursuivi pour avoir mis le feu à l’appartement monégasque du banquier millionnaire Edmond Safra, entraînant la mort, involontaire, de celui-ci et de son infirmière attitrée (2). Dix ans auparavant, Helmut Newton avait photographié, dans le décours d’un autre procès, une poignée d’avocats du barreau de Dijon, dont son bâtonnier, Maître Hubert de Montille, par ailleurs vigneron de renom. La pose, avait-il dit, lui rappelait les dessins de Daumier et les films français des années trente. Le cliché en noir et blanc pris en vitesse s’avéra d’une sobriété et d’une densité considérable. Au palais de justice de Dijon, les avocats avaient été alors surpris d’entendre les photographes présents en nombre pour une affaire criminelle à retentissement donner du Maître, non à leur intention, mais à celle de l’artiste… Dans l’affaire Safra, les visages semblent figés, saisis dans le cours arrêté du temps, lavés de leur avenir. Modeste et encombrée, flanquée d’un Christ en croix démesuré, la salle d’audience a davantage l’apparence d’une justice de paix que d’une juridiction criminelle moderne. Newton va même jusqu’à photographier le trousseau de clés qui permettent d’y accéder ainsi qu’à la cellule de l’accusé. Des portes, encore des portes. Seule sur un banc les jambes croisées, élégante mais sobre dans le port de son deuil, Lily Safra y est décrite en légende comme la veuve la plus riche du monde. Le procès de Ted Maher se termina par le prononcé d’une peine de réclusion de dix ans à son encontre. Pointant la défaillance des services de secours, son avocat insistera – en vain – auprès du tribunal sur le caractère involontaire de l’incendie : « Ne condamnez pas Ted Maher pour avoir lésé l'image de Monaco : il n'est pas le seul responsable ! ». La leçon morale de l’affaire tint sans doute dans ce paradoxe relevé par un commentateur : « les millionnaires qui se croient en sécurité parce qu'ils vivent dans un bunker devraient bien réfléchir. Edmond Safra a payé très cher un système de sécurité qui bloquait toutes les issues de l'appartement et devait lui assurer totale tranquillité. Hélas, certains équipements ne fonctionnaient pas et, surtout, il avait une telle confiance dans cette belle mécanique qu'il estimait ne pas avoir besoin de ses gardes du corps sur place. Funeste erreur. » (3). Dans cette histoire, la porte s’avéra fatale. Considérant attentivement ces photographies près de quinze ans après leur parution originale, une autre réflexion me vient à l’esprit. Celle de la presque disparition imminente de la cour d’assises. Loin de me rallier du côté de ses fervents défenseurs, je n’éprouve à son égard ni tristesse, ni amertume. Les gestes, les pantomimes des grands acteurs d’assises, leurs répliques, leurs mimiques, leurs suppliques, leurs polémiques… A l’instar de la série de clichés de Newton, il y a comme un trop plein, un excédent de représentation, un excès malsain. Trop de théâtralité nuit à la santé de la justice. (1) : Helmut Newton, ‘Yellow Press’, de Pury & Luxembourg 2002 (2) : www.fr.wikipedia.org/wiki/Edmond_Safra (3) : www.liberation.fr/societe/2002/12/03/safra-dix-ans-pour-ted-maher-l-incendiaire-du-milliardaire_423490 Eric Therer
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