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Le vendredi
[caption id="attachment_2371" align="alignleft" width="300"] copyright: Dominique Houcmant | Goldo[/caption] Il est attendu avec le même engouement que suscite l’arrivée d’un bébé panda à Pairi Daiza et, malgré la certitude de sa récurrence implacable, on le guette avec impatience, on l’implore, on le vénère et on le fête : je parle bien évidemment du vendredi. Preuve de sa popularité, il a généré malgré lui son faux jumeau diabolique, le « jeudredi », piège odieux maudit par les plaideurs du lendemain, mais que voulez-vous attendre de mieux qu’un guet-à-pintes de la part d’une population qui fête son 15 août non seulement le 15, mais également le 12, le 13, le 14 et le 16, sérieusement ? On reconnaît les fervents partisans du vendredi à leur soudaine maîtrise des acronymes anglais (« TGIF »), au partage compulsif de panneaux sur les réseaux sociaux tout à la gloire de ce signe annonciateur du weekend, mais surtout à la haine proportionnelle qu’ils vouent à son ennemi juré, le lundi. Le lundi est devenu le mal-aimé du calendrier, l’erreur de la nature à défier, combattre et si possible euthanasier. Le lundi, ce tyran inepte, ce rouleau compresseur sans finesse ni distinction, vainqueur à l’avance par KO sur l’arrogance splendide du vendredi. Quelle injustice suprême ! L’autre jour, une amie m’a dit « je plains tous ces gens qui n’attendent qu’une chose : que le vendredi arrive. Ça doit être bien triste une vie comme ça ! », ce à quoi j’ai vaguement bredouillé un « euh oui, ça c’est sûr », sans oser avouer que je faisais évidemment partie de cette catégorie de personnes qui commençait leur semaine en visant uniquement comme objectif qu’elle s’achève, le moins péniblement possible. Mais en effet, cette réflexion m’a interpellée sur la perte d’énergie que nous mettons à râler de manière cyclique sur quelque chose d’aussi inébranlable que le déroulement des jours du calendrier !
Depuis lors, j’essaie de ne plus me faire subir le blues du lundi, méthode Coué s’il en est consistant à me répéter comme un mantra « je suis très contente d’être lundi et d’aller travailler », même s’il est bien entendu autorisé (voire vivement conseillé) de d’abord commencer par engueuler un bon coup son réveil puis de s’enfiler six cafés serrés. Plus sérieusement, ça m’a amené à la question suivante : « pourquoi travaille-t-on ? quelles sont les raisons fondamentales pour lesquelles on travaille ? ». Si l’on travaille par passion, l’arrivée du lundi devrait être réjouissance et libération. Voire même que, dans cette optique, il n’y aurait plus ni lundi, ni aucun jour de la semaine, toute la vie serait dévouée à un travail passionnel et obsessionnel, jour et nuit, weekend et semaine, peu importe, puisque le travail nourrirait spirituellement son auteur. Sauf qu’en l’occurrence, mon travail ne me passionne pas. Entendons-nous bien : j’aime ce que je fais, et je mesure ma chance de ne pas devoir me réveiller tous les matins pour travailler à la mine ou dans une usine H&M du Bengladesh, mais s’il faut que je sois honnête, mes passions ne relèvent absolument pas de mon univers professionnel (je vais vous décevoir mais non, « Les Saisies de A à Z », Frédéric Georges, Ed. Que Sais-Je Sur le Droit, ne côtoie pas encore Jonathan Coe sur ma table de nuit). Je ne travaille pas non plus sous prétexte « qu’il faut bien faire quelque chose » puisque, si je joue à l’Euromillions quasiment toutes les semaines, c’est bien parce que j’espère gagner, et que si c’est le cas, je n’aurais aucun, mais alors aucun scrupule à arrêter de travailler, et à consacrer mon temps à organiser mes prochaines vacances à Honolulu, compter les rubis ornant mes dix doigts (et à financer des œuvres philanthropiques, bien sûr). Si l’oisiveté est réellement la mère de tous les vices, croyez-bien que je m’y vautrerais avec délice et sans culpabilité jusqu’à l’excommunication. Je ne peux pas non plus me targuer de travailler pour rendre le monde meilleur, plus juste, ou pour participer à une grande œuvre démocratique et humaniste… Que du contraire ! Un monde avec autant d’avocats ne peut être que signe de dégénérescence avancée de la société.
Par déduction de ce qui précède, j’en arrive à la conclusion que je travaille essentiellement par besoin de subsistance, par nécessité économique. Pouvoir payer mon loyer et mes charges, ma nourriture, (mon cubi), me permettre quelques petits extras de temps à autre comme un restaurant, un concert, un weekend à la mer ou une paire de chaussures. Parvenir à ficeler un budget en fin de mois, à l’époque actuelle, c’est déjà du luxe. Alors si on me propose de « travailler plus pour gagner plus », comme disait l’autre, je refuserais pour la simple et bonne raison que l’on m’enlèverait du temps que j’aime consacrer à ne pas travailler. Même si c’est pour ne rien faire, même si c’est pour rester alanguie sur mon canapé à penser à mon moi, à mon surmoi, et au fait qu’il faudrait que je me fasse les ongles des pieds. Je ne veux pas être comme ces gars, fraîchement émoulus de l’université, engagés dans des grosses boîtes au Luxembourg pour un salaire trois ou cinq fois plus élevé que le mien, mais dont ils ne savent même plus comment en dépenser le premier centime, puisque précisément ils n’en ont pas le temps. Je suis disposée à faire des heures supp’ quand les nécessités l’imposent, mais il m’en coûte énormément de renoncer ainsi à mon temps libre. Du coup, je comprends tous ces gens qui vont manifester dans les rues, ici comme en France, parce qu’ils ne veulent pas être contraints de travailler plus ou plus longtemps. Qu'y a-t-il de mal à avouer qu’on n’a pas forcément envie de travailler plus ? Est-ce vraiment si inconcevable ? Est-ce donner une image dégradée de soi que de le scander ? Pourquoi devoir le justifier à tout prix ? Je suis résolument contre ce projet de loi sur le temps de travail, bien qu’il ne me concerne pas, qui obligerait (ou permettrait, la nuance est toujours faible dans un rapport de subordination) à bosser 45 heures par semaine. Je suis résolument pour la notion de partage collectif du temps de travail pour répartir équitablement le travail, évitant aux uns de faire des burn-out, et aux autres de se rouler les burnes. Non mais vous imaginez le pied, les semaines de 32 heures, soit 4 jours de travail par semaine ? Parce que l’avantage, voyez-vous… …serait surtout que vendredi arrive plus vite ! Isabelle THOMAS-GUTT
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