Paroles, paroles, paroles

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« Encore des mots,

 toujours des mots,

 les mêmes mots,

Rien que des mots »[1]

  Qui parmi nous n’a jamais eu l’impression que ces quelques lignes résonnaient dans la tête du magistrat devant lequel il ou elle était en train de plaider ? Ce sentiment désagréable que les arguments pourtant bien préparés tombaient à plat, s’étiolaient, explosaient en plein vol au moment de « franchir la barre » ? L’égo surdimensionné (maladie très fréquente dans notre profession, diagnostiquée régulièrement à la buvette ou au parking, véritable épidémie à Bruxelles, avec pour effets secondaires une augmentation du volume du cou, une mégalomanie sans pareille et de sérieuses déconvenues) de certains les empêchera de l’avouer.

Mais, au bout du compte, on se rend compte (qu’on est toujours tout seul au monde …)[2] mais aussi et surtout que les mots sont notre seul outil de travail. Nos beaux bureaux, nos jolis costumes, nos confortables voitures ne sont que le décor du verbe. L’audience terminée, il ne reste plus que du papier, des phrases, nos conclusions, les notes du magistrat et du greffier et les souvenirs qu’ont ceux-ci des plaidoiries. Verba volant, scripta manent. Ce souvenir sera-t-il « la seule musique qui fait danser les étoiles sur les dunes » ou « des mots tactiques qui sonnent faux »[3] ? Nous verrons au jugement …

*  *  *

« Au commencement était le verbe … »[4]. Les mots, la langue, ça n’est rien et c’est tout à la fois. Julien Clerc (dont je préfère lire les paroles qu’écouter les chansons) s’interroge « A quoi sert une chanson si elle est désarmée ? »[5]. A quoi servent nos plaidoiries si le jugement qu’elles sollicitent n’est pas revêtu de la force exécutoire ? Si un législateur dérangé (nous n’en manquons pas) venait, d’un trait de plume, à supprimer cet indispensable accessoire des décisions de Justice, nous pourrions raccrocher définitivement notre toge au porte-manteau. La force exécutoire ! Le recours à la force publique ! Manu militari, hop hop hop, du balai, ouste, fissa ! Ce pouvoir redoutable quoique de moins en moins redouté n’est pourtant pas la panacée. Confrontés à un débiteur insolvable, comme le disent les « vieux » avocats, il ne nous reste plus qu’à « encadrer » le jugement, le « mettre au mur », … il n’est qu’un « bout de papier », issue manuscrite d’un duel judiciaire mais dont l’emprise sur la réalité est forcément limitée.

A l’Université, on nous enseignait qu’ « un fait est plus important qu'un lord maire »[6]. Ne devrions-nous pas nous en souvenir ? Avoir conscience des limites de notre profession ? Faudra-t-il encore répéter souvent à nos clients que, quelle que soit notre représentation dans l’imaginaire collectif, nous ne sommes ni des magiciens, ni les heureux propriétaires d’une machine à voyager dans le temps ?

 *  *  *

« Un avocat, c’est quelqu’un qu’il faut voir AVANT pour éviter les ennuis APRES ? »[7]. Fort bien. Mais, dans 95% des cas, il faut bien reconnaître que nos clients viennent nous trouver APRES ! Le fait accompli ! Le mal est fait ! Il nous reste nos mots, encore eux, pour rectifier le tir, adoucir la sentence, réclamer une réparation par équivalent mais on ne reviendra pas en arrière. Nul parmi nous ne fera disparaître les infiltrations d’eau (qu’elles soient issues d’un défaut de conception ou d’exécution), ne décabossera les capots ou les ailes endommagées (que la différence entre imprégnation alcoolique et ivresse ne modifiera pas), ni ne ressuscitera la femme adultère (que son meurtre ait été prémédité ou non). Qu’il est difficile de faire comprendre que tant qu’il ne se passe rien, il ne se passe rien. Et tant qu’il ne se passe rien, il n’y a rien à faire. Nous sommes, par expérience plus que par nature, des impuissants de la pro-action, des inefficaces de la prévention. Nous sommes les vedettes de l’a posteriori. Nous sommes les inspecteurs des travaux finis (bien qu’affectés de malfaçons). Nous sommes les carabiniers d’Offenbach. Parfois, dans des dossiers familiaux, cela nous vaut une réplique sans appel de la part du client : « faut-il attendre un drame pour qu’on fasse quelque chose ? ». Sourire embarrassé, non, oui, ça dépend, il y a une marge entre une crainte subjective ou imaginaire et un drame, retéléphonez moi après le prochain week-end de garde de Monsieur, voilà, merci, au revoir, … Cette réalité pourrait être illustrée par le film « Un crime au paradis »[8] dans lequel Jojo Braconnier (bien mal nommé et interprété par Jacques Villeret) veut « supprimer » sa femme « Lulu », une mégère insupportable qui « pisse dans sa soupe et brule ses timbres » (Josiane Balasko). Avant de passer à l’acte, il vient consulter un avocat parisien, Maître Jacquard, caricature de pénaliste, interprété par André Dussolier. Malgré ses capacités limitées, Jojo Braconnier est bien conscient qu’il ne peut venir ainsi demander des conseils sur la meilleure façon de tuer sa femme. Il fait donc croire qu’il a déjà commis les faits pour sonder les réactions de notre confrère à l’écran et mieux préparer son coup. Le plaideur, mégalo lui aussi, monopolise la conversation, imagine déjà les réactions des jurés et se réjouit du triomphe d’un acquittement. Il ne reste plus à Jojo Braconnier qu’à suivre ces conseils. Une fois « Lulu » renvoyée ad patres, les deux acteurs se retrouvent au parloir de la prison ce qui donne ce dialogue savoureux : « BRACONNIER : Qu’elle soit morte le jeudi ou le vendredi, ça change rien pour elle. JACQUARD : - Mais pour moi, ça change tout ! Pourquoi vous êtes venu me voir, avant d’avoir tué ?- Ben pour qu’vous m’dites comment qu’il fallait qu’j’m’y prenne. C’est vous qui pouviez me renseigner le mieux. La preuve, j’ai suivi toutes vos instructions. - Mes instructions ? - Ben oui, j’ai tout fait, hein. Le couteau sur la table, la soupière, la jalousie avant. J’ai rien oublié. J’ai tout fait. Vous pouvez être fier de moi ! - Fier de vous ? Mais c’est un assassinat ! - Ah non, c’est un accident ! - Mais qui vous croira quand on saura que vous êtes venu me voir quelques heures avant le crime, que je vous ai donné des instructions comme vous dites ? En plus, ça fait de moi votre complice ! - Ben oui ! - Comment ça « ben oui » ? - Dès qu’je vous ai vu à la télévision, j’me suis dit « Avec cet homme là, je suis sûr d’être acquitté ». Sûr, c’est du tout cuit ! Et puis, un acquittement de plus pour vous, ça se refuse pas. - Et ben si, justement, ça se refuse. C’est trop immoral. - Ah bon parce que vous trouvez ça moral de m’faire tuer ma femme et puis après, de me laisser guillotiner ? - Mais je ne vous ai jamais demandé de tuer votre femme ! - Ah ben quand même, vous m’avez dit comment qu’il fallait faire. C’est pareil, peut-être pire même ! »

 *   *   *

Sous l’ancien régime, on distinguait la noblesse de robe de la noblesse d’épée. Loin de moi l’idée de créer une hiérarchie entre la robe et l’épée, entre la parole et le geste, entre la pensée et l’action. Toutefois, nous ne devons jamais oublier que nous restons et resterons, par nature, dans la première catégorie et que, comme le disait Michel Audiard « un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche »[9].

Certes, les mots font parfois bouger les choses, évoluer la société. « A coup de livres, je franchirai tous ces murs. »[10] Au contraire, certains mots blessent, émeuvent, choquent, scandalisent ou sont constitutifs d’infractions. Il n’en reste pas moins des mots.

 *  *  *

Nous vivons dans une société de communication. Tout fait l’objet de « communiqués » repris, quasiment mot pour mot, par des sites d’information, exclusivement numériques, à la légitimité parfois chancelante. A l’heure d’écrire ces lignes, c’est la retraite de Claire Chazal qui occupe ces tabloïds d’un genre nouveau. Là aussi, ce ne sont que des mots, creux, vains, inutiles. Le fin du fin reste l’exploitation par plusieurs formes de médias de ce type de sujets sous forme de débats, de talk-show, de polémiques mises en scène, de scandales montés de toute pièces. Le tout étant aussi évanescent qu’inconsistant, aussi bête que bavard, aussi futile qu’inutile. Dans ces émissions / journaux / sites, les intellectuels ont laissé la place aux « chroniqueurs », les universitaires aux « experts » et les sondages (déjà discutables) au sacro-saint « micro-trottoir » lequel serait le « révélateur » de la pourtant mystérieuse « opinion publique ». Bla, bla, bla. Les mots ne suffisent pas et puisqu’ils sont creux, autant qu’ils soient explosifs. Invitons des bons clients, Eric Zemmour n’est pas disponible ? Téléphone à Jean-Luc Mélenchon, Véronique Genest, Jean-Pierre Coffe ou Jean-Marie Bigard, ce sera plus marrant que Houellebecq. De l’information ? Non ! Du clash, de la cour de récré, du « premier senteur, premier péteur ». Vous reprendrez bien un peu de sirop halal après votre lasagne à la viande de cheval ? Ah bon, vous finissez d’abord vos boulettes Ikea avec votre fromage de Herve au lait cru. Après on regardera le Standard mais allume le poste 10 minutes avant, qu’on voit le tifo. Quoi ? C’est encore des migrants au journal mais-on-ne-peut-quand-même-pas-accueillir-toute-la-misère-du-monde-et-ces-gens-là-ont-même-des-smartphones-tu-te-rends-compte-ils-se-croient-tout-permis-qu’on-aide-d’abord-nos-pauvres-(ces-parasites-de-chômeurs-qui-émargent-au-CPAS)-et-que-les-migrants-rentrent-chez-eux … Parfois, vraiment, le silence est d’or.

 *   *   *

Ne donnons pas trop d’importance aux mots. Ne nous donnons pas trop d’importance à nous mêmes.  Certaines personnes semblent attribuer au mot un pouvoir magique, quasiment surnaturel. Ainsi en va-t-il des quémandeurs d’excuse. J’ai toujours beaucoup de mal à comprendre lorsque quelqu’un dit « exiger des excuses » … A quoi bon ? Je ne partirai pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas fait des excuses ! Mais, enfin, calmez-vous …

A ce sujet, Alain Gerlache, sur les ondes de La Première, avait eu un avis pertinent. Il s’exprimait au sujet de ceux qui réclamaient et avaient obtenu des excuses officielles de l’Église suite aux divers scandales de pédophilie. En substance, il disait que « ceux qui sont les plus bruyants pour exiger des excuses sont souvent les plus prompts à les trouver insuffisantes. ». Et oui, une excuse, comme un merci, ça ne coûte rien. Ca n’avance à rien, non plus. Ca ne change pas la face du monde non plus. C’est comme un jugement sans force exécutoire ou la chanson désarmée de Julien Clerc. Le plus incroyable reste qu’ils ne s’en soient pas rendus compte avant même de les demander … On m’objectera que, dans le chef de certaines victimes, l’excuse serait une étape importante pour entamer un « travail de deuil ». Abus de langage, verbiage, fariboles, chimères, balivernes, billevesées ? Sans parler de dérive victimaire, n’est-ce pas encore une fois dépasser notre rôle voire mentir à notre client de lui faire croire que la Justice sera à même de panser ses plaies, d’adoucir sa douleur ? A nouveau, n’est-ce pas aller au-delà de ce qui est possible ? A ce sujet, Eric Dupond-Moretti a exprimé bien mieux que moi le fond de ma pensée :

« Je ne supporte pas la victimisation triomphante qui promet tout et n’importe quoi aux parties civiles, à commencer par la possibilité de « faire leur deuil » aux assises. C’est une escroquerie morale : le procès n’est pas dû aux victimes mais à l’accusé pour qu’il puisse se défendre. S’il apaise les parties civiles, tant mieux, mais ce n’est pas son but initial. On ne fait pas son deuil devant tout le monde, en écoutant le récit d’un crime qui vous révulse parce qu’il a été commis sur une personne aimée, ou en subissant les cris de protestation d’un individu que les enquêteurs et le parquet vous ont présenté comme le coupable. Un procès reste une épreuve extrêmement lourde à supporter pour tous ces protagonistes. Je déteste une formule qu’on entend à longueur de plaidoirie et qui sort de la bouche de certains de mes confrères qui font commerce du malheur des autres « Si vous ne condamnez pas lourdement, mon client ne sera pas reconnu dans sa qualité de victime. » Ce chantage judiciaire est abject, qui prend les jurés en otage et leur fait croire qu’une condamnation peut faire plaisir. »[11]

 *   *   *

Alors, oui, ce qui précède n’était que constitué de mots. Ce qui précède ne servait à rien si ce n’est à tenter de nous garder les pieds bien sur terre, sans doute une réminiscence de mes origines, ancrées dans le Plateau de Herve. La modestie serait dangereuse pour notre profession ? Pas moins que la mégalomanie. David Copperfield n’est pas avocat. Restons conscients des limites de notre rôle mais que cela ne nous empêche jamais de manier les mots avec plaisir, de les faire tourner sur nos claviers ou sur nos langues 7 fois avant de les exprimer, de jouer avec eux, de les relire, de les raturer, de les souligner et d’essayer – seulement essayer – d’y mettre un peu de talent et de panache. Certes, les mots ne sont rien … mais que constituent les plus ébouriffantes déclarations d’amour ? Des mots ! Les plus décisifs traités internationaux ? Des mots ! Les plus bouleversantes pages de Flaubert ou Balzac ? Des mots ! Que les pieds sur terre ne nous empêchent pas de regarder les étoiles ! Chérissons les mots ! Aimons-les ! Tâchons de les utiliser au mieux, au plus juste, au plus précis mais ne nous leurrons pas, ils n’ont aucun pouvoir magique et un joli mot ne peut pas dissimuler très longtemps une mauvaise idée.

Dominique ANDRE Septembre 2015

 
[1] Dalida et Alain Delon, « Paroles … Paroles … », Barclay, 1973
[2] Fabienne Thiebeault, « Les uns contre les autres », Starmania, Warner, 1978
[3] Dalida et Alain Delon, op. cit.
[4] Evangile selon Saint-Jean
[5] Julien Clerc, Utile, Virgin, 1992
[6] Malgré des recherches poussées (3 minutes sur Google), je n’ai pas retrouvé l’auteur de cette phrase.
[7] Campagne publicitaire AVOCATS.BE
[8] Film de Jean Becker, 2001, inspiré de la pièce « La poison » de Sacha Guitry
[9] Extrait de « Un taxi pour Tobrouk ».
[10] J.-J. Goldman, « Envole moi », Positif, Epic, 1984
[11] E. DUPOND-MORETTI, « Bête noire – condamné à plaider » Michel Lafon, 2012

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