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Le plus coupable de nous
C’est l’histoire de Steven Avery, à Manitowoc, dans le Wisconsin. Disons-le d’emblée, Steven est un « redneck », un plouc, un paumé, un quasi-débile avec un QI avoisinant les 70, dont la famille est propriétaire d’une casse de voitures. Il vit lui-même sur ce site, dans une caravane dégueulasse, entouré de vieilles carcasses rouillées. C’est l’Amérique profonde, celle qui vote pour Donald Trump, qui milite pour le droit d’être armé, cette partie des États-Unis qui, vue du vieux continent, est peu connue, au mieux, ou méprisée, au pire. Steven est bien connu des services du shérif local, de toute façon, dans ce genre de petites villes, même au-delà des faits mineurs qui peuvent attirer l’attention des autorités, tout le monde connaît tout le monde. En 1985, il aurait sans doute mieux fait de s’abstenir de faire sortir de la route une femme en voiture, et de la menacer à l’arme à feu : il s’agit en effet de la femme du shérif. L’affaire, si elle en reste là, ne marque pourtant que le début d’une haine féroce entre les services de police et Steven Avery. Autant dire que c’est dès lors tout naturellement que la police va s’intéresser de près à Steven lorsque, quelques mois plus tard, une jeune femme dépose plainte pour agression sexuelle, alors qu’elle effectue son jogging matinal. Bien qu’il ne cesse de clamer son innocence, et que le faisceau de preuves est aussi mince qu’un papier de cigarette bio, Avery est condamné à une lourde peine, et passe 18 ans de sa vie derrière les barreaux, avant d’être innocenté grâce à l’évolution des techniques scientifiques, et plus particulièrement grâce à une trace ADN qui permet de confondre l’auteur véritable des faits.
Auréolé par son tout récent statut de victime d’erreur judiciaire, Steven Avery intente dans la foulée un procès en responsabilité civile, à la fois contre le Comté de Manitowoc, mais également à titre personnel contre certains policiers de l’époque, en indemnisation de sa détention illégitime. Il apparaît en effet que des preuves à décharge étaient disponibles bien avant l’écoulement des 18 ans, mais que les policiers ont préféré taire ces éléments, tout à leur plaisir d’avoir enfin eu la peau de ce salop de Steven. C’est très opportunément lors de l’instruction du procès civil, dans le cadre duquel il réclame 36 millions de dollars de dommages et intérêts, que Steven se fait à nouveau arrêter pour la disparition et le meurtre d’une jeune femme, dont on retrouve les restes calcinés (c’est quand même pas de bol !) sur sa propriété. Depuis 2005, Steven a retrouvé la case prison, d’où il se prétend innocent, victime d’un certain acharnement policier à son encontre. Ceci, c’est l’histoire vraie de Steven Avery, telle qu’elle a fait l’objet d’une série documentaire ‘Making a Murderer’ de Netflix, diffusée début de l’année 2016, et qui a fait couler beaucoup d’encre aux États-Unis. De nombreux sites, pétitions en ligne, etc. réclament depuis lors (***ATTENTION SPOILER***), qui un nouveau procès, qui la libération, qui la grâce présidentielle de Steven puisque ce dernier a été condamné à la réclusion à perpétuité, au terme d’un procès, disons, surprenant. Autant prévenir tout de go que ce documentaire s’attache assez peu à refléter fidèlement et de manière impartiale les débats et le procès : le parti est pris de rendre Avery sympathique, de jeter l’opprobre sur les méthodes de la police et des bureaux du Procureur, ce dernier étant volontiers dépeint sous les traits d’un gros plein de soupe hypocrite et ambitieux, bref, le but non avoué est de faire douter le spectateur de la vérité judiciaire, de manière souvent grossière, et toujours non contradictoire. J’ai beau être avocat, j’ai beau savoir que la vérité judiciaire n’équivaut parfois pas à la Vérité, j’ai beau avoir conscience de la dangereuse manipulation des media, je suis aussi une téléspectatrice assoiffée de télé réalité, avide de sensationnalisme, qui revendique de temps à autre le droit d’être beauf, et qui est tentée d’insulter son poste de télévision, ou de jeter des peaux de bananes ou quelques tomates pourries sur son écran plasma. Si l’on ajoute à cela mon ignorance crasse dans le système pénal américain, mon cours de droit pénal comparé m’ayant laissé autant de souvenirs que ma deuxième maternelle, j’ai pu profiter du spectacle offert par Netflix en vraie ménagère de moins de cinquante ans, cible publicitaire privilégiée des yaourts au Bifidus actif et du papier de toilette triple épaisseur. A la fin de chaque épisode, cliffhanger oblige, on se regardait, pantois, avec mon mec, se demandant l’un l’autre « alors, tu crois qu’il l’a tuée ? », reconstituant le procès du procès, décortiquant ce qu’on venait de voir, tels les petits assistants dévoués du grand et de l’unique Perry Mason. On a refait à nous deux les pires forums SudPressiens en glosant sur la question de savoir s’il valait mieux un innocent en prison ou un coupable en rue, on a fait des recherches (Google, hein, pas de quoi faire une thèse) sur les preuves retrouvées chez Avery, on s’est sentis investis de la mission suprême de faire la promotion de cette série auprès de nos amis (« tu verras, truc de ouf, c’est génial, on en reparle quand tu auras tout vu, on te dit rien de plus »), on s’est dit que « quand même les États-Unis quel pays de merde ». Puis on est revenus peu à peu à une vie normale, on a dépassionné nos débats, on a oublié Steven Avery croupissant dans le fond de sa cellule, on a retrouvé une sérénité -et un cerveau par la même occasion-, jusqu’à ce qu’on tombe sur ‘The Jinx’, autre série documentaire proposée par HBO, sur l’histoire vraie de Robert Durst.
Robert Durst est un héritier d’un des grands magnats de l’immobilier à New York, autant dire qu’il est riche comme Crésus, à la petite tête de fouine cruelle et antipathique, qui porte très manifestement la poisse (the jinx, en anglais) à son entourage, puisque sa vie est émaillée de nombreux drames qui demeurent inexpliqués, à commencer par la mystérieuse disparition de son épouse, au début des années ’80, dont on n’a jamais retrouvé ni la trace ni le corps. Pour faire bref, alors qu’il apprend que l’enquête sur la disparition de sa femme va être rouverte, plus de trente ans après les faits, Robert Durst, sentant le roussi, prend la fuite, se planque au Texas, se déguise en femme, et, lors de son épopée, tue un homme, son voisin, avant de dépecer son corps et de le balancer en pièces détachées dans un lac. Impossible pour lui de nier, les preuves sont accablantes, on retrouve notamment dans le coffre de sa voiture la scie qui a servi à la découpe du corps. Durst tente vaguement de prendre la tangente, finit par se faire arrêter comme un plouc dans une station-service pour vol à l’étalage d’un sandwich, alors qu’il se balade avec plus de 37.000 dollars dans le coffre de sa voiture. Le procès s’ouvre avec comme seul chef d’accusation le meurtre, la mutilation du corps n’étant pas poursuivie par le Procureur. Durst plaide non-coupable ; il reconnaît qu’il a tué la victime (et dépecé son corps « parce qu’il a pris peur ») mais plaide qu’il était en état de légitime défense. Pourvu des meilleurs avocats du Texas, il obtient un acquittement pur et simple et ressort libre de la Cour. Autant dire que notre instinct de téléspectateurs outrés a été comblé, et que la flamme de la contestation a été immédiatement ravivée. A ma droite, je demande Steven Avery, qui se dit innocent d’un homicide, mais qui est condamné au terme d’un procès dont les zones d’ombre et vices de procédure restent nombreux. A ma gauche sous vos yeux ébahis, Mesdames Messieurs, Robert Durst, en aveu pour avoir tué un homme et avoir mutilé son corps, mais sous l’excuse de la légitime défense, et qui peut rejoindre à l’aise son penthouse sur Fifth Avenue. Au fond, au-delà de ces histoires singulières, cette judiciarisation de la société à travers le cinéma et la télévision, cet appétit consumériste à se nourrir des malheurs judiciaires des autres, cette banalisation du crime et de l’impunité, nous ont renvoyés à un sentiment d’extrême frustration sur le fonctionnement des institutions et du système judiciaire, à une idée de faillite de la Justice, qui transcende les frontières, qui prend racine et se répand comme la peste. Une peste… ‘Les animaux malades de la peste’ ne faisaient-ils pas dire à Jean de la Fontaine :
Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
C’est, bien malheureusement, une croyance de plus en plus ancrée dans les esprits, depuis le plouc de base jusqu’à la personne dotée d’un minimum d’éducation, pour qui la Justice n’est plus qu’une valeur abstraite, un gros mot constitutionnel, mais qui n’a plus aucune substance, aucune application réelle. La Justice n’a plus rien de l’ultime rempart démocratique qu’elle est censée être. Combien sont-ils, les potentiels justiciables, à baisser les bras, dégoûtés, irrités à l’avance d’avoir recours à la Justice pour un résultat de plus en plus improbable et aléatoire ? Est-ce à nous, les avocats, qu’il appartient de leur redonner la foi ? J’ignore de plus en plus comment la défendre, cette vertu cardinale, comment résister aux assauts des plus critiques, lorsque moi-même j’y crois de moins et moins. Isabelle THOMAS-GUTT
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