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La rentrée littéraire 2015
Comme l’année dernière, nous allons présenter quelques-uns des livres dont on parle. Nous préciserons que le présent compte rendu a été achevé le 13 octobre 2015, soit avant l’attribution du premier des prix littéraires.
Le crime du comte Neuville, d’Amélie Nothomb. J’ai récemment rencontré une consoeur (Mons) qui avait coudoyé Amélie Nothomb durant ses études secondaires ; elle m’a signalé que ses condisciples se posaient déjà à son sujet les mêmes questions que nous aujourd’hui, la célébrité atteinte. Ce dernier roman évoque à la fois Iphigénie à Aulis (Euripide) et Au plaisir de Dieu (Jean d’Ormesson), en version courte comme d’habitude. Elle revendique sa belgitude, l’histoire se déroulant dans les Ardennes belges. Pourquoi alors le comte Henri se demande-t-il si « le Père Noël, c’est les parents » (p.69), alors que tout le monde sait, en Belgique, que le Père Noël n’existe pas, qu’il a été inventé par un magasin new-yorkais et Coca-Cola et que c’est saint Nicolas qui apporte des cadeaux aux enfants le 6 décembre ? Les amateurs apprécieront la distanciation ironique, si caractéristique du nothombisme. Un bon cru.
D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan. Ce livre est une brillante réflexion sur la littérature, en mode romancé. L’auteur doit-il « écrire un livre entier qui se donnerait à lire comme une histoire vraie, un livre soi-disant inspiré de faits réels, mais dont tout, ou presque, serait inventé » (p. 448), ou « l’accent de vérité » est-il primordial au point que toute fiction doive disparaître ? A partir de cette question, Delphine de Vigan nous raconte une histoire dont nous nous demandons jusqu’à la fin si elle fut réelle ou inventée. Au moment où nous croyons avoir compris, nous découvrons l’astérisque jouxtant le mot fin qui clôt le livre. L’auteur donne l’impression de s’être délicieusement amusé et moqué de certains théoriciens (Barthes ?). La littérature sera toujours la plus forte.
Sans état d’âme, d’Yves Ravey. J’ai décidé d’acheter ce livre pour son éditeur (les Editions de Minuit). Il y a un style Minuit, comme il y avait jadis un style Gallimard : une côté glacé, impersonnel…Ce n’est pas un hasard si le Nouveau Roman s’y est développé, si Jérôme Lindon a été l’éditeur de Marguerite Duras, d’Alain Robbe – Grillet. Dans le cas présent, le récit est le fait d’un mort et, quand on y réfléchit, ne peut donc provenir que de l’au-delà. Yves Ravet a écrit une manière de « polar » froid, qui ne vaut que par le style. J’avoue que je préfère (notamment) Echenoz et Jean-Philippe Toussaint (cfr ci-dessous).
Un amour impossible, de Christine Angot. Alors que mes goûts m’attirent plutôt vers le classicisme, j’ai toujours eu un faible pour Christine Angot. Je reconnais qu’une certaine forme de pornographie de sa part m’a souvent choqué. Rien de tel (ou presque) dans son dernier livre. Elle a enfin trouvé ses Mots (on pense à Sartre). D’un point de vue formel, le texte est mi-parti de style parlé (suppression du « ne » dans les tournures négatives) et de style écrit (où l’incorrection n’est pas constatée), ce que Céline a toujours voulu réaliser. Les trente dernières pages, l’analyse marxiste (au sens philosophique) du comportement du père (on sait que, pour Marx, tout le comportement d’un homme et sa pensée, sa manière d’agir…s’expliquent par son appartenance à telle classe sociale) ne m’ont pas convaincu (la théorie de Marx est d’ailleurs indémontrable et ressortit à la foi). A-t-elle trouvé l’apaisement en achevant ce livre ? A-t-elle tout dit ? Nous lirons avec intérêt son prochain ouvrage.
Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig. Il est difficile, pour moi, d’évoquer ce livre : il s’agit d’un hymne à l’homosexualité et je ne suis pas homosexuel. L’auteur prend des positions que je ne peux accepter. Ainsi, d’un point de vue littéraire, il traite Céline, le grand Céline, un des deux plus grands stylistes de la langue française au 20ème siècle, d’ « amer connard » (p.117), de « salaud » (p.153) ; il accuse Claudel (p.365) d’avoir étalé dans son Journal « un ciment de haine sur tout et tous » (j’apprécie beaucoup le Journal de Claudel, qui a tenu un grand rôle dans mon cheminement intellectuel…). D’un point de vue politique, Charles Dantzig appelle presque nazis les opposants au « mariage pour tous » : n’y a–t-il pas une petite exagération ? Il en revient à Platon, pour lequel l’amour homosexuel était supérieur à l’autre, le vulgaire, le commun...A côté de cela, un style assez classique et de nombreux aphorismes de qualité sur tous les sujets. Une œuvre à débats.
Le beau temps, de Maryline Desbiolles. La rentrée littéraire 2014 nous avait fait lire de nombreux romans fondés sur des événements historiques et des personnages réels. Il n’est que de penser au Prix Goncourt de Lydie Salvayre. Maryline Desbiolles consacre son dernier livre au compositeur Maurice Jaubert, principalement de musiques de films (l’Atalante, Drôle de drame, Quai des brumes…), mort sur le front le 19 juin 1940. Ce n’est ni un récit ni un roman, plutôt une rêverie sur le destin de cet homme, qu’une fois le livre refermé, nous n’avons toutefois pas l’impression de connaître, peut-être parce que l’auteur offre davantage d’elle – même que de son modèle. Un peu ennuyeux.
Eva, de Simon Liberati. Comme Jean-Jacques Schulh, à Ingrid Caven, Simon Liberati a consacré un livre à sa femme, Eva Ionesco. Il y évoque une époque plus libre selon les uns, asservissante selon les autres, celle de la « libéralité ( ?) sans lendemain des mœurs des années 1970 » (p.183), celle notamment des nymphettes chantées par Serge Gainsbourg, dont David Hamilton donna une « version poster plus commerciale » (p. 183). Jouant au sociologue, Simon Liberati rappelle qu’ « au prétexte des droits de l’enfant, la pédérastie (appelée aujourd’hui pédophilie) était alors et depuis des années défendue par une partie de la gauche française » (p.203). Eva Ionesco fut, à l’époque, photographiée nue, à 13 ans, les jambes écartées, par sa mère Irina, sans que cette dernière fût le moins du monde inquiétée par la Justice. L’auteur revient lui aussi de loin, il le raconte. Eva Ionesco a aujourd’hui 49 ans, elle a survécu. Très grand roman-récit qui m’a enthousiasmé.
La septième fonction du langage, de Laurent Binet. On connaît les liens entre la logique formelle et la linguistique ; Umberto Eco (qui est un des protagonistes de l’histoire) a d’ailleurs écrit un célèbre roman sur cette question (Le Nom de la rose). Ici l’auteur met en scène un monde « possible » (notion de la logique formelle), dans lequel, par exemple, Jacques Derrida et John Searle sont morts en 1980 ; les aventures que connaissent Michel Foucault et Philippe Sollers sont jubilatoires et on comprend pourquoi Mitterrand l’a emporté sur Giscard lors du débat télévisé de 1981 : Mitterrand était devenu invincible pour une raison que le lecteur découvrira. Le livre contient des développements théoriques sur la linguistique, dont le lecteur pressé de connaître l’évolution de l’intrigue pourra aisément faire litière. L’auteur mêle avec alacrité le monde réel et la fiction, en donnant à celle-ci un cadre « logique ». Un régal. Un de mes favoris pour les prix de novembre.
Les prépondérants, de Hédi Kaddour. Ce livre m’a fait penser (en beaucoup plus court) aux Hommes de bonne volonté, de Jules Romains (deux volumes des Hommes portent d’ailleurs des titres comparables : Les Superbes et Les Humbles) : même mélange de personnages réels (on rencontre, si mon interprétation est juste, Chou En-Lai et Deng Xiao Ping) et fictifs, même tentative de décrire une époque, mêmes allusions à des événements contemporains du lecteur (Landru/Quinette, Strauss-Kahn/Fatty…). J’avais beaucoup apprécié son roman de 2005, Waltenberg (on y reconnaissait déjà, sous d’autres noms, Husserl, Heidegger, Barthes…), pour lequel, si j’avais été juré, j’aurais voté chez Drouant. L’auteur décrit ici essentiellement la société d’Afrique du Nord, dans les années vingt. Le protectorat où se passe l’action est vraisemblablement le Maroc, non nommé dans le livre. Aucune complaisance pour les uns (les Arabes) ou les autres (les Français), seules existent les personnes, non les groupes sociaux, nonobstant le titre du livre (qui est le nom d’un club de notables français). Hédi Kaddour est incontestablement un grand romancier, nuancé et fin psychologue.
Place Colette, de Nathalie Rheims. On connaît la place Colette, à Paris : l’hôtel du Louvre, la librairie Delamain, le café Nemours, le Palais Royal et …la Comédie-française. La narratrice, au début du livre âgée de douze ans, tombe amoureuse de « Pierre », un sociétaire de la maison de Molière, elle le séduit et, à force de harcèlement, devient plus ou moins sa maîtresse à treize ans. Nous sommes évidemment dans les années soixante-dix…,avant l’affaire Dutroux, qui a modifié notre regard sur les amours enfantines. Nathalie Rheims est la sœur de Bettina et la fille de Maurice, par ailleurs personnages du « récit » ( ?). A noter que, dans mes souvenirs, le feuilleton L’Age heureux remonte aux années soixante, non aux années soixante-dix. Livre agréable, bien écrit, dépourvu de vulgarité, malgré son sujet scabreux, tout à la gloire du théâtre (le titre n’est pas « Pierre » mais « Place Colette »).
Petit Piment, d’Alain Mabanckou. D’une manière générale, je ne suis pas touché par la littérature franco-africaine. Question de codes vraisemblablement. Existent des exceptions : Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga et …ce Petit Piment, d’Alain Mabanckou. Ce roman est une satire de la société africaine que seul un écrivain noir, soyons franc, pouvait écrire : charabia marxiste, prétexte révolutionnaire, concussion généralisée, atavisme pesant…Tout cela écrit avec légèreté, humour, dans un style excellent et finalement classique. Un côté Tintin à Brazzaville, écrit par Méha.
La cache, de Christophe Boltanski. Voici quelques années, Thomas Clerc avait choisi de structurer un livre par la description d’un appartement. Christophe Boltanski, dont c’est le premier roman (il est journaliste au Nouvel Observateur), use de la même technique pour nous présenter sa famille, jusqu’à ses arrière-grands-parents, Juifs d’Odessa, réfugiés en France à la fin du 19ème siècle. Dans l’ensemble, le livre est une réussite : pas de mièvrerie, de sentimentalisme, le réel est présenté dans toute sa simplicité. Une petite réserve : l’auteur a décidé de citer les intervenants sans les situer immédiatement dans son arbre généalogique et il faut attendre la fin du livre (ou presque) pour mettre tout le monde à la place qui lui revient ; le lecteur a parfois un peu de mal à s’y retrouver.
Football, de Jean-Philippe Toussaint. Ce récit est, comme d’habitude, un petit chef d’œuvre. Le chapitre Allemagne, 2006 mériterait de figurer dans une anthologie. On ne présente plus Jean-Philippe Toussaint, un des meilleurs écrivains de l’écurie Minuit. Voici deux ans, il a raté de peu le Goncourt, coiffé sur le fil par Pierre Lemaître. Dans le premier chapitre, il se livre à une analyse presque philosophique du football, de l’ambiance des stades : « il ne peut rien nous arriver pendant qu’on regarde un match de football ; comme dans la proximité bénéfique d’un sexe de femme dans certaines positions de l’acte amoureux, qui fait se dissiper instantanément l’angoisse de la mort (…), le football, pendant qu’on le regarde, nous tient radicalement à distance de la mort » (p.43). Dans le chapitre Brésil, 2014, il s’interroge sur l’écriture, sur le travail de l’écrivain, et les rapporte au football. Un délice.
L’autre Simenon, de Patrick Roegiers. Baudelaire aurait dit que seul un Belge peut écrire aussi mal. Traçant le portrait ( ?) de Christian Simenon, Patrick Roegiers évoque en creux la figure de son frère et s’en prend insidieusement à celui-ci (p.40 et s.) ; il réactive le ton du procès fait à Hergé et accuse ouvertement le grand Georges d’antisémitisme pour des articles écrits en 1921 dans la Gazette de Liége, à 18 ans. Il faut être bien sûr de son génie pour s’en prendre à un écrivain qu’André Gide considérait comme un des meilleurs du 20ème siècle. Patrick Roegiers caricature encore la ville de Liège, où « la nuit est mille fois (sic) plus sombre qu’ailleurs » (on admirera le style…). Écriture boursouflée, excès d’adjectifs, hésitation entre le roman et le récit. Le sommet du ridicule est atteint lorsqu’il relate le déjeuner à la Tour d’Argent au cours duquel le grand Georges et Gide discutent du sort de Christian. Seule la description du front russe, au chapitre 26, présente un petit intérêt littéraire. A lire éventuellement au trentième degré.
2084, de Boualem Sansal. De bons critiques ont porté aux nues ce livre. Je serai plus réservé : l’auteur me paraît trop préoccupé par ce qu’il veut dénoncer, son œuvre manque de force romanesque, est trop didactique, un peu comme le Médecin de campagne, de Balzac (premier titre qui me vient à l’esprit). Sa description d’un totalitarisme à justification religieuse est parfaite : un côté Orwell, un côté Pierre Boulle, un côté Kafka. En revanche, l’intrigue est presqu’inexistante. Il me semble qu’un roman doit rester un roman, sinon il convient d’écrire un essai. Assez ennuyeux à cause de cette carence du romanesque.
7, de Tristan Garcia. Contrairement au mot « romans » figurant sur la couverture, ce livre contient six nouvelles, trouvant leur signification dans le roman publié en septième position. Ce livre est un chef d’œuvre de construction harmonieuse, les différentes parties se répondent, se complètent, s’expliquent l’une l’autre. Quel travail ! Tristan Garcia a écrit un avatar de l’Éternel Retour, une œuvre en boucle. Pour ne rien gâter, le style est brillant. Nous n’en dirons pas plus, laissant au lecteur le soin de découvrir ce chemin labyrinthique et d’y prendre plaisir.
La Terre qui penche, de Carole Martinez. L’histoire se déroule une dizaine d’années après la Grande Peste, donc au Moyen Age. Le livre nous conte la découverte du monde par une petite fille ; il fait parfois penser à Colas Breugnon, de Romain Rolland, par son côté truculent. La principale qualité de l’œuvre est son style, peut-être (chacun a ses goûts) le plus beau de cette rentrée. J’avoue que je ne connaissais pas Carole Martinez et que je l’ai découverte avec ce livre. Un côté Marguerite Yourcenar, ce qui n’est pas rien. André TIHON
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