Interview de Monsieur Jean-Jacques Willems, ancien conseiller à la Cour d'appel de Liège

Interview

Jean-Pierre JACQUES (JPJ): Monsieur le conseiller, vous avez quitté votre fonction il y a 8 ans, que pensez-vous de l’évolution de la Justice depuis votre départ ? Voyez-vous dans les actuelles réformes une évolution positive ou négative ?

Jean-Jacques WillemsJean-Jacques WILLEMS (JJW): Lors de mon départ en 2007, l’état de la justice dans toutes ses composantes était plus ou moins comateux. J’ai le sentiment que, huit années après, cet état ne s’est pas amélioré. J’en veux pour indice premier les informations convergentes selon lesquelles, en dépit de manipulations assez artificielles de la procédure tant pénale que civile, l’arriéré judiciaire, loin de se résorber, ne cesse de s’aggraver. Entendre sa cause jugée dans un délai raisonnable, que ce soit en matière répressive ou dans tous les domaines de l’activité judiciaire, relève de plus en plus de l’utopie. Une telle situation ne peut manquer de renforcer la défiance de l’opinion publique envers ce qu’elle appelle « la justice ». En matière civile et commerciale, diverses réformes ont été élaborées ou viennent de l’être dans l’espoir, en tout cas théorique, d’accélérer le cours des procédures. Comme telles, elles semblent aller dans le bon sens mais encore faut-il, afin d’atteindre l’objectif, que, d’une part, les acteurs concernés y collaborent loyalement et sans arrière-pensée et que, d’autre part, les autorités judiciaires, notamment les greffes, soient dotés de moyens d’action enfin efficaces. Dans mon discours d’installation de président en 1997, je soulignais notamment ce qui suit : « De l’antiquité romaine, il ne subsiste plus désormais qu’une pratique : la façon dont la justice est conçue et mise en œuvre, avec des discours et des interventions interminables et où l’exposé de la moindre idée simple requiert un nombre incalculable de phrases, de paraphrases et de périphrases. En d’autres termes, la justice civile réserve toujours une place anormalement déterminante, voire exclusive, mais aujourd’hui complètement dépassée, à l’expression verbale des arguments et moyens. Quelques années de présence dans une chambre civile et fiscale ne m’ont pas nécessairement donné des idées ou suggéré des solutions mais inspiré quelques réflexions : retirez aux parties la direction du procès civil pour la confier au juge et donnez à ce dernier le pouvoir d’organiser et de diriger le débat ; imposez, pour le dépôt des conclusions, des délais après l’expiration desquels ces dernières seront d’office écartées des débats ; faites en sorte que la juridiction saisie puisse souverainement fixer la durée maximale des plaidoiries ; mettez au point quelques mesures destinées à empêcher certains détournements, à des fins intéressées, de diverses normes procédurales ; faites adopter des règles plus souples et enfin modernes en matière de contrôle de la motivation des décisions rendues par les juridictions de fond et vous constaterez que la bataille contre l’arriéré judiciaire peut vraisemblablement être gagnée sans qu’il soit indispensable de mettre en place une justice au rabais. ». Au risque de m’attirer, vingt ans après, les mêmes foudres du barreau, je persiste tant dans cette analyse qui me semble en bonne partie toujours justifiée que dans les conclusions que j’en tirais.

Sur le plan pénal, la longueur des instructions, y compris celles qui portent sur des affaires relativement simples, retarde indéfiniment le moment où le juge du fond est enfin appelé à se prononcer. Cette longueur, à laquelle aucune réforme récente n’a remédié, s’explique notamment par la multiplicité des recours et contrôles prévus par la Loi Franchimont et diverses dispositions légales ultérieures qui s’avèrent certes bénéfiques pour la sauvegarde de divers intérêts en présence mais qui, pour leur application effective et efficace, nécessiteraient l’octroi de moyens enfin substantiels. Il faut dire, à la décharge de tous ceux qui, de près ou de loin, participent à l’instruction que de plus en plus de plaintes doivent être examinées alors qu’elles sont en définitive dénuées de réel intérêt. Ainsi, il me semble inconcevable qu’une instruction soit ouverte au motif qu’un joueur de football aurait payé son entraîneur pour être aligné lors d’un match. Quant aux juridictions répressives de fond, y compris les cours d’assises, elles peinent de plus en plus à traiter les dossiers dans des délais humainement et juridiquement acceptables. Je ne cesse d’apprendre par la presse que telle ou telle affaire ne pourra pas être jugée avant fin 2017, voire 2018. A cette carence dramatique, il n’existe qu’un remède véritablement efficace, à savoir l’augmentation des cadres judiciaires mais il se dit que des impératifs d’ordre budgétaire continueraient à s’opposer à une telle mesure.

D’autres observations me viennent à l’esprit. Au fur et à mesure de l’écoulement du temps, seuls les inculpés aisés sont mis en situation d’échapper, directement ou indirectement, à la justice dite pénale. Ils peuvent tout d’abord exploiter, au cours de l’instruction, les innombrables - et, j’imagine, fort onéreux - recours auxquels j’ai fait allusion et ainsi espérer retarder l’instruction au point de pouvoir plaider avec succès la prescription ou le dépassement du délai raisonnable. De surcroît, il est désormais loisible à ce même type d’inculpés auxquels sont imputées des infractions de nature financière ou fiscale d’échapper à tout jugement public moyennant le recours à une transaction, ce qui donne à l’opinion publique l’impression désastreuse – et en grande partie justifiée – que la justice ne sévit ouvertement et rigoureusement qu’à l’encontre des moins bien nantis. Enfin, il m’est revenu que, depuis quelques années, les juridictions d’instruction ont plus fréquemment recours au système des mises en liberté moyennant le versement préalable d’une caution, soit à une pratique qui ne bénéficie qu’aux personnes disposant de revenus appréciables, tout en étant pas de nature à diminuer sensiblement le nombre des détentions préventives. Bref, il semble que la morale développée par Jean de la Fontaine dans « Les animaux malades de la peste » reste tristement d’actualité.

JPJ: Parmi la tâche qui incombe à un Premier Président, il doit composer les différentes chambres de la Cour d’appel. Avez-vous, à cet égard, rencontré des difficultés particulières ? Est-ce une tâche particulièrement compliquée dès lors que certains magistrats ne s’entendent pas au point de ne pas vouloir siéger ensemble ?

IMGJJW: Tout au long de mes années de présence à la cour d’appel, j’ai été le témoin de la difficulté, pour certains magistrats, de siéger avec l’un ou l’autre de leurs collègues. Cette situation résulte, semble-t-il, d’un individualisme mal maîtrisé, d’une impossibilité de dialoguer sereinement ou d’une volonté d’imposer systématiquement ses vues personnelles. La plupart de celles et de ceux dont le sens de la collégialité est ainsi moins développé arrivent néanmoins à surmonter cet écueil. Que subsistent des « cas désespérés », c’est l’évidence et, très souvent, l’institution du juge unique permet d’évacuer le problème tant bien que mal mais, bien sûr, plutôt mal que bien. La question de la composition des chambres me permet d’aborder un point particulier. Quand j’ai été nommé à la cour d’appel, celle-ci ne comptait qu’une femme parmi ses membres. Lorsque je l’ai quittée, les femmes étaient majoritaires. J’ai donc souvent insisté – mais sans grande réussite – pour que, dans toute la mesure du possible, les chambres ne soient pas « unisexes » si j’ose ainsi m’exprimer. Il m’apparaît que les sensibilités et les approches parfois différentes entre les femmes et les hommes peuvent utilement et harmonieusement se compléter pour aboutir à des décisions plus équilibrées. Enfin, il ne faut pas perdre de vue la difficulté qui résulte, pour toute juridiction et plus particulièrement pour son chef de corps, d’accueillir puis de faire coopérer des personnes sur le choix desquelles ils n’ont pratiquement plus aucune influence. J’ai observé, au cours de mes dernières années d’activité à la cour d’appel, que les avis que celle-ci est désormais requise de donner sur les candidatures aux places vacantes – ces avis ont remplacé les doubles présentations du système antérieur – sont rarement pris en considération par les organes décisionnels auxquels ils sont destinés, ces organes préférant apparemment s’en remettre à des critères qui privilégient le seul talent qu’ont certains candidats de se faire valoir, sinon de se vendre habilement.

JPJ: Vous avez présidé (sauf erreur de ma part) la Chambre des mises en accusation. Partagez-vous l’opinion selon laquelle la loi sur la détention préventive de 1990 n’est pas appliquée correctement dès lors que le maintien en détention est de plus en plus souvent la règle alors qu’il devrait être l’exception ?

JJW: Pendant de très nombreuses années – et plus particulièrement à l’époque où je présidais la chambre des mises en accusation – je n’ai effectivement cessé d’entendre que « le maintien en détention est de plus en plus souvent la règle alors qu’il devrait être l’exception ». Il s’agit d’une pétition de principe qui, à mon sens, ne repose sur aucun élément concret susceptible de l’accréditer. La législation en matière de détention préventive a certes évolué depuis mon entrée dans la magistrature en 1974 mais l’évolution a toutefois porté, pour l’essentiel, sur la motivation formelle qui doit justifier la mise ou le maintien en détention préventive, tandis que les conditions de fond proprement dites sont restées assez semblables à ce qu’elles étaient. Au demeurant, le législateur s’est, sur ce point, souvent borné à transcrire dans des textes la jurisprudence forgée par la cour de cassation ou les juridictions européennes. Les juges qui siègent dans les juridictions d’instruction doivent impérativement résister à la tentation de maintenir une détention préventive au motif, non expressément écrit bien entendu, que celle-ci constituerait, soit un « acompte » efficace et irréversible sur la sanction qui serait vraisemblablement infligée par le juge du fond, soit une manière de « compenser » le phénomène récurrent et pernicieux de la non-exécution des peines. Si cette tentation existe néanmoins – et ceux des magistrats qui prétendraient qu’elle ne les a jamais effleurés ne disent pas la vérité – c’est donc essentiellement en raison du délai souvent trop long qui, au détriment de toutes les parties concernées, sépare la survenance des faits du jour auquel le jugement finit par intervenir, jugement qui, trop fréquemment à l’estime de certains, ne peut que constater la prescription ou le dépassement du délai raisonnable. Est-il incongru de penser qu’une juridiction de fond statuant de manière sereine et respectueuse des droits de la défense sur des faits qui viennent de se commettre - ce que le langage courant désigne sous l’appellation de « tribunal des flagrants délits » - ne serait pas de nature à juguler les effets de ce que d’aucuns qualifient d’abus de la détention préventive ? L’arsenal législatif mal conçu, mal préparé pour ne pas dire bâclé sous l’égide d’un ministre de la justice auquel le populisme avait fait tourner la tête ne méritait effectivement pas d’être appliqué mais cet échec et les leçons qu’il convient d’en tirer pourraient être l’occasion d’entreprendre une nouvelle réflexion commune à tous les acteurs de la justice.

En définitive, l’abus de détention préventive – à supposer que cette notion repose sur des observations justifiées et pertinentes, ce dont je doute personnellement – ne me paraît pas pouvoir être directement supprimé ou même atténué par les magistrats qui, surtout en ce domaine, ne font qu’appliquer la loi et, plus spécialement au niveau des juridictions d’instruction, vérifier avant tout si les conditions légales d’un éventuel maintien en détention sont réunies. Il conviendrait, si l’on veut diminuer le nombre de détentions préventives et donc restreindre notablement les cas où elles sont envisageables, que le législateur intervienne mais cette hypothèse est-elle plausible à une époque où, avant tout soucieux de plaire aux tendances sécuritaires de leur clientèle électorale, les parlementaires n’oseront prendre aucune initiative sérieuse en ce domaine ?

JPJ: En tant que magistrat du siège, avez-vous déjà subi des pressions dans le cadre de votre fonction ? Si oui, quelle a été votre réaction et dans quel type de dossiers ces pressions ont-elles été les plus importantes (sans évoquer de nom bien sûr) ?

JJW:La réponse est clairement négative. Que ce soit au parquet, à l’instruction, à la cour d’appel ou à la cour d’assises, je n’ai jamais été l’objet de la moindre pression sous quelle que forme que ce soit. J’ajoute que jamais un collègue ne m’a entretenu ou ne s’est plaint de pressions auxquelles il aurait été soumis. Certaines observations doivent pourtant atténuer le propos. Tout d’abord, j’ignore ce qu’il en est à l’heure actuelle au niveau du ministère public, d’autant que certains chefs de corps sont ou ont été très proches des hautes sphères politiques et errent de mandats en mandats au gré de parachutages orchestrés de façon souvent corporatiste. Je n’ai quant à moi connu du parquet que l’humble quotidien d’un substitut chargé de tous les dossiers de langue allemande dans l’ancien arrondissement bilingue de Verviers et donc, par la force d’un isolement quasi-total, à l’abri de toute tutelle et de toute ingérence. Par ailleurs, j’ai des doutes, fondés sur certaines anomalies que j’ai cru pouvoir observer dans des dossiers soumis à la chambre des mises en accusation, sur le comportement et les orientations qu’adoptent certains enquêteurs soumis à une hiérarchie qui leur impose évidemment le silence pour mieux les désavouer ou les sanctionner en cas d’échec de ses manœuvres. Le phénomène n’est ni nouveau ni exceptionnel. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler les propos révélateurs tenus devant une (trop) célèbre commission d’enquête parlementaire par un officier de gendarmerie qui disait exécuter exclusivement les ordres de ses supérieurs et, par conséquent, n’avoir aucun compte à rendre au procureur du Roi ou au juge d’instruction. Or, il est évident que, surtout à une époque caractérisée par un recours de plus en plus fréquent aux « méthodes particulières de recherche » (observations, infiltrations, écoutes, analyses ADN, …) dans des dossiers dont le nombre ne cesse de croître, un magistrat instructeur doit plus que jamais s’en remettre aux policiers qui l’assistent. Si ceux-ci, prenant des initiatives personnelles inopportunes ou se conformant à des ordres ou influences extérieurs, privent ainsi l’enquête de la rigueur, de la sincérité et de l’intégrité qui doivent la caractériser, l’instruction elle-même - et par conséquent l’éventuel jugement au fond – risquent d’être faussés. Ainsi, la pression ne s’exerce pas directement sur le juge mais ce dernier peut devenir malgré lui la victime d’une manipulation perverse qui, s’il ne l’appréhende pas, peut engendrer des effets catastrophiques sur le sort d’un inculpé ou d’une partie civile. Je ne veux surtout pas jeter un discrédit systématique sur l’ensemble des forces de police avec lesquelles j’ai toujours entretenu d’excellentes relations mais je ne puis m’empêcher de penser qu’en raison de leur statut hybride (et, dans le chef de certains de leurs hauts responsables, de leur volonté de puissance), elles ne sont pas étrangères à certaines dérives que j’ai cru pouvoir relever.

JPJ: Les magistrats doivent être indépendants et impartiaux. Or, chacun sait que le vécu, le passé, l’éducation forgent les valeurs d’une personne et influencent ses opinions. L’indépendance des magistrats est-elle un mythe ou une chimère ?

IMG_0002JJW: L’indépendance et l’impartialité sont deux notions distinctes mais qui, à bien des égards, ne peuvent être dissociées. Il va de soi que le juge, comme tout être humain, est tributaire de l’éducation qu’il a reçue, des événements qui marquent son existence et des expériences qu’il a vécues. Il serait donc vain de nier que ces multiples facteurs influencent sa manière d’appréhender les dossiers qui lui sont soumis. Il doit en toutes circonstances faire abstraction de ce qui, au fond de lui-même, est éventuellement de nature à compromettre la sérénité et l’objectivité de ses jugements mais il semble évident que tous les juges n’atteignent pas ce nécessaire détachement. En fait, le juge est en permanence tenu de se livrer à l’exercice ardu et exigeant du « libre-examen » et de se libérer du tout préjugé susceptible de l’orienter vers une voie incompatible avec sa mission. Ceux des juges qui s’avèrent incapables ou qui, le cas échéant, refusent de se plier à cette règle sont de mauvais et dangereux magistrats. Il en existe. J’en ai hélas connu. L’indépendance et l’impartialité ne doivent cependant pas uniquement s’exercer par rapport à soi-même mais aussi à toute personne et autorité extérieures. On entre ici dans le débat portant sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, dès lors qu’en toute hypothèse, un magistrat sera d’autant plus impartial et indépendant qu’il fera partie d’un corps doté des mêmes caractéristiques. La séparation des pouvoirs et leur indépendance réciproque sont considérés comme les piliers incontournables du système démocratique. En théorie, les normes constitutionnelles et légales garantissent le respect de ces principes. Je dis « en théorie », dans la mesure où la tentation est aussi grande que constante, dans le chef de l’Exécutif et du Législatif, d’éroder par diverses mesures néfastes l’indépendance du Judiciaire. Certains membres de celui-ci, que ce soit par insouciance ou aveuglement, voire sous le prétexte fallacieux d’une « nécessaire collaboration », semblent à l’heure actuelle s’accommoder des mesures déjà arrêtées ou en voie de l’être afin de transformer petit à petit le pouvoir judiciaire indépendant en ordre judiciaire semi-indépendant à la française. La réaction du monde judiciaire est timide, presqu’inaudible. Seul l’un ou l’autre président de tribunal prend à l’occasion ses responsabilités en dénonçant publiquement divers projets en préparation. Cette passivité s’explique peut-être par une soumission traditionnelle au « devoir de réserve » qui pourtant ne devrait pas s’exercer en ce domaine. Le pouvoir judiciaire paie-t-il par ailleurs le prix des procédures pénales assez retentissantes dirigées voici quelques années contre des professionnels de haut niveau de la politique ? En tout état de cause, le maintien d’un pouvoir judiciaire réellement indépendant paraît de plus en plus menacé. Le projet consistant, par exemple, à transférer au parquet des pouvoirs importants actuellement conférés au juge d’instruction, ravalant celui-ci au rang de distributeur quasi-automatique de mandats divers et le transformant en simple « juge de l’instruction », est particulièrement révélateur. Le jour où – et certains en rêvent dans les sphères politiques tout en le niant bien entendu – les juges ne seront plus que des « fonctionnaires judiciaires », la démocratie telle que nous la connaissons risque d’avoir définitivement vécu.

JPJ: L’actuel gouvernement vient de décider de supprimer la Cour d’assises pour la majorité des crimes et ne la réserver qu’aux crimes les plus graves. Qu’en pensez-vous ? Est-ce une décision motivée uniquement par des raisons budgétaires ou y a-t-il également là le fondement d’une réforme de fond nécessaire ?

JJW: J’ai présidé un certain nombre de cours d’assises dans chacune des trois provinces composant le ressort de la cour d’appel de Liège. Au départ, je n’avais aucune opinion bien tranchée sur l’institution du jury mais, assez rapidement, j’ai acquis la conviction que cette institution n’offrait guère de garanties d’une justice sereine, raisonnable et équilibrée. J’ai heureusement échappé de justesse à ce sommet de surréalisme typiquement et stupidement belge qui consiste à contraindre trois magistrats professionnels à motiver une décision qu’ils n’ont pas prise. De deux choses l’une : soit on garde le jury, soit on le supprime mais, en tout état de cause, il faut en finir avec la procédure actuelle qui heurte la logique la plus élémentaire. Dans l’hypothèse où l’institution du jury serait maintenue, la seule solution rationnelle consisterait à prévoir, tant sur la culpabilité que sur la peine éventuelle, une délibération collective et unique réunissant les jurés et les magistrats mais je sais que cette formule rencontre l’hostilité de celles et ceux qui prétendent - sans le moindre argument rationnel - qu’elle permettrait aux professionnels d’imposer leurs vues.

Je suis donc foncièrement hostile à l’institution du jury et ce, en dehors des considérations budgétaires qui, entre autres, semblent guider les intentions de l’actuel Ministre de la justice. Faire juger les crimes par un jury revient à confier le traitement des cancers à des guérisseurs, alors que les affections moins graves sinon bénignes (les délits et les contraventions) sont soignées par des médecins, parfois spécialisés. De surcroît, j’ai dû, comme président de la cour d’assises, statuer sur les souhaits d’un bon nombre de candidats-jurés qui, désireux d’être dispensés de siéger mais n’ayant pas obtenu satisfaction, pouvaient à peine cacher leur désintérêt et leur ennui profonds tout au long des audiences. J’ai dû noter que la plupart des jurys tombaient rapidement sous la coupe d’un ou deux de leurs membres qui, visiblement, imposaient sans difficulté leurs vues à l’ensemble de leurs collègues. J’ai dû diriger de multiples audiences aussi interminables qu’inutiles parce que consacrées à des auditions sans intérêt quelconque pour la manifestation de la vérité. J’ai dû freiner les ardeurs suspectes de certains avocats qui, pour des raisons purement dénuées de rapport véritable avec le souci d’éclairer le jury sur les faits et la personnalité de l’accusé, s’efforçaient d’allonger artificiellement l’instruction d’audience. J’ai dû me résoudre, après avoir entendu le chef du jury donner lecture des réponses au questionnaire, à renvoyer les jurés dans leur salle de délibération pour leur permettre, lorsque c’était encore juridiquement possible, de lever d’évidentes contradictions. J’ai dû rendre des ordonnances d’acquittement parce que le jury, visiblement emporté par des émotions habilement et artificiellement provoquées, s’était prononcé négativement sur la culpabilité d’un accusé qui, pourtant, reconnaissait avoir préparé et exécuté le crime qui lui était imputé. J’ai dû constater, à l’occasion de délibérés sur la peine, que des jurés avaient confondu l’excuse de provocation avec des circonstances atténuantes puis s’étonnaient des conséquences inévitables de leur erreur sur la hauteur de la peine qu’ils pensaient en conscience pouvoir infliger. J’ai dû entendre avec consternation des jurés dont je prenais congé une fois la session achevée exprimer d’office les motivations parfois ahurissantes qui, en fait, avaient inspiré leur « intime conviction ».

Dans leur majorité, les jurys sont effectivement composés de « personnes probes et libres » mais je relève que ces personnes ne sont absolument pas préparées - et ne peuvent de toute évidence l’être - à remplir valablement une mission qui les dépasse totalement et qu’elles se laissent dès lors beaucoup trop aisément guider par des réflexes ou des réactions dépourvus de raison et d’objectivité. Qui croira par ailleurs, pour prendre un exemple concret, que les jurés bientôt appelés à statuer dans l’affaire Westphael n’auront pas déjà été profondément marqués par un battage médiatique soigneusement et cyniquement orchestré ? Certains des avocats qui, habitués des assises, se prononcent pour le maintien du jury, sont souvent ceux qui s’efforcent, parfois avec succès et sous l’œil pratiquement impuissant du président, de manipuler les jurés en recourant à des moyens ou raisonnements qu’ils n’oseraient jamais présenter à des magistrats professionnels. Utilisé par plusieurs défenseurs du jury, l’argument selon lequel celui-ci serait doté d’un « bon sens populaire » qui ferait souvent défaut aux professionnels de la justice me paraît fallacieux, dès lors que, d’une part, rien n’indique que les jurés sont nécessairement investis de cette qualité et que, d’autre part, celle-ci peut tout aussi bien caractériser les juges de profession. Les partisans du jury perdent au surplus de vue que l’organisation et le fonctionnement de l’institution qu’ils vénèrent sont concrètement peu compatibles avec l’existence d’un droit d’appel effectif, sauf à reproduire le système français dont il faut néanmoins savoir qu’il n’est qu’une caricature de recours.

En conclusion, rejoignant l’opinion d’un certain nombre d’avocats pénalistes - et non des moindres - je considère qu’il est souhaitable de renoncer à une institution totalement obsolète et de s’inspirer, par exemple, du système luxembourgeois qui, depuis près de quarante ans, donne aux « tribunaux d’arrondissement » composés de magistrats professionnels compétence exclusive pour juger à la fois les délits et les crimes. Les seules raisons spécifiques qui, à une époque heureusement révolue, ont amené divers législateurs à instituer le jury ne sont absolument plus d’actualité, sauf à considérer – et d’aucuns, inconscients du ridicule qu’ils suscitent, n’hésitent pas à le proclamer – que la justice pénale est encore de nos jours rendue par une espèce de caste supérieure uniquement soucieuse de maintenir d’improbables privilèges. Le projet actuellement prêté au Ministre de la justice tend à maintenir le jury pour le jugement des « crimes les plus graves » mais ne constitue, une fois encore, qu’une demi-mesure qui, imaginée pour quand même tenir compte de pressions corporatistes intéressées, ne satisfera personne.

JPJ: La retraite est-ce synonyme de soulagement ou d’investissement ?

JJW: Mettant à profit les dispositions légales encore en vigueur à l’époque, j’ai choisi de quitter la magistrature le jour de mes 60 ans, après 33 ans de carrière, dont près de 25 à la cour d’appel. Ce ne sont ni la lassitude ni le désintérêt qui ont dicté ma décision mais l’envie de m’adonner à diverses activités qui requéraient beaucoup de temps libre. Cela étant, je considère avec un peu de recul qu’autoriser des magistrats de 60 ans, voire même 62 ou 63 ans, encore dotés de la plénitude de leurs moyens physiques et intellectuels, à prendre une  retraite anticipée présente à notre époque un caractère quelque peu aberrant. Je n’éprouve néanmoins ni regret ni remords, d’autant que des circonstances familiales douloureuses m’ont amené à prendre activement en charge certains de mes petits-enfants et que j’ai pu m’investir avec plus de disponibilité dans la direction des Codes Larcier auxquels je collabore depuis bientôt 30 ans. En définitive, la retraite ne m’a soulagé qu’en ce qu’elle m’a permis de disposer de mon temps comme je l’entendais et, pour le surplus, elle a rendu possible la mise en œuvre de projets variés, sans rapport avec le monde judiciaire. Quitter anticipativement ce monde - comme tout autre milieu professionnel - n’est envisageable que si l’on a des idées précises et concrètes sur l’organisation des loisirs dont on va pouvoir jouir. Lorsque j’ai été nommé à la cour d’appel, la retraite des membres de celle-ci était toujours fixée à 72 ans et j’ai vu des collègues contraints de s’en aller dans un état proche du désespoir tant ils ignoraient totalement à quoi ils pourraient consacrer leurs interminables journées. Cet exemple m’a fort impressionné et, dès cette époque, m’a incité, au cas où j’accéderais un jour à la retraite, qu’elle soit ou non anticipée, à la préparer en fonction de mes goûts et aspirations.

JPJ: En 8 ans, l’apparition des réseaux sociaux a changé la manière de communiquer en ce compris de la part du monde judiciaire : comment voyez-vous cette évolution ?

JJW: Une observation préliminaire semble s’imposer. La « manière de communiquer » porte principalement sur l’aspect pénal de l’activité judiciaire. Dans l’esprit de la plupart des médias, il est en effet inutile - parce que sans intérêt - de communiquer à propos d’événements qui ne sont pas de nature à intéresser le public, essentiellement attiré par les affaires susceptibles de faire vibrer ses émotions, ses peurs, ses ressentiments, ses préjugés. Quels sont, au cours de trente dernières années, les dossiers civils ou commerciaux qui, bien qu’étant parfois d’importance considérable, ont enflammé l’opinion publique ? Je ne vois a priori que l’affaire Bosman mais il s’agissait de football ou encore l’affaire Fortis mais l’argent du contribuable semblait être en jeu.

Le monde judiciaire « répressif » et la communication n’ont jamais entretenu des rapports particulièrement étroits et encore moins chaleureux. Les médias ont d’ailleurs longtemps assimilé le mutisme systématique des autorités judiciaires à un réflexe de caste destiné à couvrir de possibles erreurs ou lacunes. Peut-être ce grief a-t-il pu être partiellement fondé à une certaine époque. Encore faut-il déterminer de quoi il est exactement question. De très nombreux médias – surtout radio-télévisés – ne s’intéressent qu’à l’aspect émotionnel, voire sensationnel ou présumé tel, de l’actualité dite judiciaire mais, une fois cet aspect retombé, ce qui ne prend souvent que quelques jours, l’intérêt diminue considérablement pour s’éteindre presqu’aussi rapidement qu’il est né. Celui-ci ne revit, du moins dans certains types de dossiers, que lorsqu’arrive le moment du jugement mais, à ce stade, l’autorité judiciaire ne peut nécessairement qu’être fort discrète. Au demeurant, l’information que cette autorité peut publiquement dispenser, essentiellement aux premiers stades d’une instruction judiciaire, n’est la plupart du temps qu’un discours creux et un recueil de lieux communs. Il suffit pour s’en persuader d’écouter les propos empreints de la plus totale banalité d’un procureur du Roi ou d’un procureur général s’exprimant sur une affaire qui vient d’éclater ou de connaître des développements nouveaux. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement, dès lors qu’il s’agit, d’une part, de préserver envers et contre tout la sacro-sainte la présomption d’innocence, principe que d’aucuns invoquent systématiquement pour, très souvent, le bafouer aussitôt et, d’autre part, de ne pas compromettre les chances de succès de l’enquête ? Les médias recueillent de toute manière infiniment plus de renseignements, fondés ou non, auprès de certains avocats qui, soucieux d’entretenir une publicité facile, n’hésitent pas à dévoiler ce qu’ils devraient dans certaines circonstances s’abstenir d’exposer publiquement. Il m’est arrivé, lors des dernières cours d’assises que j’ai présidées, d’entendre des avocats rendre compte d’une audience devant les caméras de la télévision et de me demander si nous avions assisté aux mêmes débats. J’observe que ce qui m’apparaît ainsi comme une dérive aussi regrettable qu’intéressée est généralement le fait d’avocats appartenant à des barreaux extérieurs à la Principauté.

Pour le surplus, je ne vois pas ce que les réseaux sociaux du type Facebook, Twitter, Linkedin peuvent apporter, que ce soit en bien ou en mal, à la communication en matière judiciaire. Je fais bien entendu exception pour tous les avantages inestimables qu’Internet proprement dit a pu prodiguer sur le plan de l’échange réciproque d’informations entre les greffes, les parquets et les avocats, notamment concernant l’état d’avancement des procédures en toutes matières. Le législateur a d’ailleurs pris en compte cette évolution technologique en favorisant le recours à l’arsenal électronique pour tenter d’accélérer le cours des procédures dans divers domaines. En revanche, il s’obstine, par l’entremise de l’Exécutif qu’il ne contrôle plus qu’en théorie, à oublier de doter les instances judiciaires d’outils véritablement adaptés aux nécessités actuelles. La situation des greffes et des parquets est, à cet égard, toujours aussi alarmante et rien n’indique la survenance d’une véritable éclaircie dans les temps à venir. Or, sans un fonctionnement efficace de ces rouages et en dépit des prouesses qu’arrivent à réaliser quotidiennement leurs responsables respectifs, c’est toute la machine judiciaire qui se trouve empêchée de s’adapter aux exigences contemporaines.

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