Partager sur
Chronique d'un naufrage annoncé
Ou comment la politique européenne de migrations conduit à un désastre humain
Zut, au moment où j’écris ces lignes, un nouveau drame humain, celui du Népal, occulte la tragédie des noyades de migrants en Méditerranée. Les projecteurs se sont braqués sur une autre partie du monde, en attendant un autre drame plus sensationnel dans quelques semaines, quelques jours ou quelques heures. Le Népal, c’est mieux, plus vendeur car plus consensuel : c’est une catastrophe naturelle. On n’y peut rien. On n’est pas responsable.
Les noyades en mer aux portes de l’Europe, c’est plus gênant. Ce n’est pas de notre faute : « on peut pas accueillir toute la misère du monde ». Mais une petite voix intérieure nous glisse insidieusement « qu’on pourrait en prendre fidèlement notre part »… J’ai été surprise de l’engouement médiatique et de l’émotion suscités par les naufrages de ce mois d’avril. Est-ce le nombre de morts ? Bof, ce n’est pas nouveau. Bien plus de 20.000 morts en 20 ans, dont 4000 noyades en 2014. Ça va crescendo. Est-ce le nombre de naufrages et de morts en moins d’une semaine ? ça doit être ça. Quelle autre explication ? Le phénomène était pourtant prévisible. Plusieurs ONG le dénoncent depuis des mois. Pourquoi ? Pour comprendre la problématique, il est nécessaire de présenter FRONTEX, acteur majeur sur la scène de l’immigration (européenne). L’Union européenne a créé en octobre 2004 « l’agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne », dite FRONTEX. Frontex a une personnalité juridique, des moyens financiers de plus en plus importants (de 19 millions en 2006 à 114 millions en 2015), des moyens militaires et policiers ( hélicoptères, avions, navires, radars mobiles, caméras thermiques, détecteurs de CO2 , drones, satellites et armes etc.). Frontex organise des patrouilles armées sur terre et en mer pour contrôler les frontières, collecte des informations classées secrètes, organise des déportations collectives depuis la zone Schengen. Elle conclut aussi des accords de collaboration avec les pays tiers (Mauritanie, Mali, Libye …rien que du beau monde !) pour la gestion des frontières de ces pays et le rapatriement de leurs nationaux. Bref, Frontex est « la milice de la Forteresse Europe », comme le soulignent les experts indépendants. Autonome, opaque et sans contrôle, elle est toute puissante et agit dans l’indifférence (l’ignorance) presque générale depuis plus de 10 ans. La conjonction de plusieurs éléments rend les drames prévisibles: les problèmes économiques, politiques et écologiques entraînant l’exil de nombreux migrants, le refus de l’immigration « légale » (pas d’octroi de visa pour l’Europe via les ambassades) et la « surveillance » exercée par Frontex. Les migrants tentent d’arriver en Europe par toutes les voies possibles. Par n’importe quelle voie. Y compris la plus meurtrière, via des passeurs sans foi ni loi, sur des rafiots de fortune… Suite à un énième naufrage entraînant la mort de 368 migrants au large de Lampedusa le 3 octobre 2013, les autorités italiennes ont lancé l’opération Mare Nostrum afin de faire face à l’urgence humanitaire dans le canal de Sicile. Cette opération lancée le 18 octobre 2013 a été un succès sur le plan des vies sauvées, soit près de 150.000 € sur un an et l’arrestation des passeurs (500). Elle disposait d’une vaste flotte de sauvetage et pouvait patrouiller dans les eaux internationales. Elle a toutefois été stoppée en octobre 2014 après des appels réitérés et vains de l’Italie à l’Europe et aux états membres pour lui venir en aide financièrement. L’opération de sauvetage coûtait 9 millions d’euros par mois à l’Italie et l’Europe y avait contribué uniquement à hauteur d’1,5 million d’euros. En novembre 2014, Frontex a alors lancé l’opération « Triton ». Les responsables Frontex ont souligné que la mission première de « Triton » était de surveiller les frontières et non d’assurer le sauvetage en mer. Ça a le mérite de la franchise. Sa flotte n’est pas adaptée à des sauvetages de grande ampleur et elle contrôle uniquement une zone allant jusqu’à 30 miles des côtes italiennes. Certes, les navires de Frontex sont soumis aux obligations du droit international, notamment l’assistance aux personnes en détresse, mais ce n’est pas leur mission. En résumé, si on se noie à côté d’eux, ils sont bien obligés d’intervenir. Pour le reste… Les ONG ont prédit les conséquences meurtrières d’une telle politique. En vain. Avril 2015, l’Europe semble découvrir le drame des migrants. Outre les noyades, le refoulement dans les pays tiers pose problème. Frontex intercepte les migrants et les remet aux autorités des pays d’origine (ou de transit), sans laisser la possibilité aux migrants de demander l’asile en Europe et sans connaître (ou en feignant de ne pas connaître) les conditions de retour (souvent détentions et tortures) dans les havres de paix concernés. Non seulement la procédure d’asile n’est pas accessible à ceux qui n’arrivent pas sur le territoire européen en raison de l’action « répressive » de Frontex mais le principe du non refoulement, également consacré par la Convention de Genève, n’est pas respecté. « L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente » est le slogan de lancement de la campagne Frontexit initiée il y a deux ans par plusieurs associations (CIRE, 11.11.11, …).
Chronique d’un naufrage annoncé…celui de la politique de la (non) migration européenne. La position adoptée par l’Europe n’est pas tenable à moyen et long termes. Ériger des murs (des vrais comme en Palestine), des barbelés, des miradors et laisser un pouvoir arbitraire à une milice privée (car c’est bien de cela qu’il s’agit) coûtent une fortune et n’empêchent pas les migrants d’arriver. Que faire mon brave Monsieur ? Keskejipemwoa ? Des experts de l’immigration (des experts j’ai dit. Pas Théo Francken) préconisent les pistes suivantes :
- Rouvrir les portes de l’immigration légale : permettre aux demandeurs d’asile et candidats à la migration économique d’arriver en Europe via des visas. Actuellement, c’est devenu impossible.
- Limiter et contrôler le rôle sécuritaire de Frontex tout en renforçant sa mission de sauvetage, avec transfert financier entre les deux pôles.
- Enfin, au plan interne, les règles du jeu doivent changer. La convention de Dublin stipule que le pays compétent pour le traitement de l’asile est le pays d’entrée en Europe. Sympa pour les Italiens et les Grecs qui sont en premières lignes! C’est les petits (ou plutôt les pauvres) qu’on spotche ! Une répartition équitable des migrants entre les États membres est une nécessité, une évidence.Le Sommet Européen de la semaine dernière, pourtant organisé dans l’émotion des naufrages, n’a pas fait bouger les lignes.
- Respecter l’engagement de consacrer 0 ,7 % du Revenu national brut à la coopération au développement. On en est loin.
Un appel d’air à l’immigration me direz-vous ? Faux. Une étude du PNUD de 2009 montre que la migration internationale est restée stable au cours des 50 dernières années : 3 % de la population mondiale. Parmi les migrants internationaux, seul 1/3 passe de pays « en développement » à « pays développés ». La migration internationale ne concerne pas les plus pauvres qui ne peuvent se payer le voyage, sauf en cas de force majeure, comme les guerres et les désastres écologiques. « Les pays en développement » ( Pakistan et Congo en tête) accueillent 4/5 des réfugiés dans le monde. Les pauvres restent avec les pauvres… C’est presque systémique. C’est pas beau ça, ma bonne dame ?!! Le Liban accueille actuellement 1 million de Syriens, soit un ¼ de sa population. Et Nous ? 17. 213 demandes d’asile en 2014. Dont 1854 Syriens. Dérisoire. En résumé, la question de la migration est traitée depuis plus d’une dizaine d’années dans une obsession sécuritaire, contraire aux chiffres, à la logique et au respect des Droits de l’Homme. Être Étranger n’est pas un crime. On ne le dira jamais assez. Me Anne-Sophie Rogghe
Ajouter un commentaire