Crise et droit économique: Ubi societas, ibi ius ?

Interview

“Le capitalisme est cette croyance stupéfiante que les pires des hommes feront les pires choses pour le plus grand bien de tout le monde” (J.M. KEYNES)

46340_10201570614287908_91378825_nDéborah Gol (DG):  Dans quel contexte s’inscrivaient ce colloque et l’ouvrage qui l’a suivi ?

Nicolas Thirion (NT): Ce colloque était symbolique à plus d’un titre. D’abord parce qu’il célébrait les 30 ans de l’Association Internationale de Droit Économique. Ensuite, parce qu’il s’est tenu à Wroclaw, lieu symbolique qui nous permettait de rendre hommage aux européens de l’Est qui ont rejoint récemment l’Union européenne. Ce lieu correspondait parfaitement à l’idée sous-jacente, qui était celle de faire de cet évènement un moment de réflexion, à la fois proche de l’actualité du moment (puisqu’en 2012 nous étions directement dans la foulée de la crise bancaire de 2008 et de celle des dettes souveraines de 2011), mais qui tentait aussi de la dépasser.

Sur le temps long, on observe en effet qu’une série de réflexions juridiques et économiques ont été initiées à la suite de la crise de 1929 (conduisant, par exemple, à la mise en place des premières autorités bancaires). Il nous paraissait intéressant d’analyser quelles réponses juridiques sont apportées dans les situations de crise, qui appellent souvent une révision des règles, témoignant de façon plus profonde d’un changement de paradigme économique mais aussi philosophique.

C’est donc un ouvrage qui entend dépasser la seule analyse de technique juridique pure, pour tenter de situer les problématiques juridiques liées à la crise dans un contexte économique, social, politique.

DG : Précisément, quelles sont les valeurs traditionnellement véhiculées par le droit économique et qui, d’après vous, ont été remises en question au cours des dernières décennies ?

NT : Jusqu’au début des années 1980, le droit économique, en Europe continentale, relayait essentiellement les valeurs de l’Etat-Providence. Bien entendu, nous étions déjà dans un système d’économie de marché, donc basé sur des valeurs telles que la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle. Mais le droit économique se caractérisait aussi par l’existence d’importantes dispositions impératives ou d’ordre public, limitant la liberté des entreprises, et justifiées par la volonté de faire prévaloir d’autres idées telles que l’égalité ou la protection de la « partie faible » (par exemple, les mesures de protection des salariés, des consommateurs, de l’épargnant).

Par ailleurs, à côté du droit économique, d’autres branches du droit, telles que le droit de la sécurité sociale, mettaient en place un vaste système de redistribution, de telle sorte que l’on aboutissait à un système où le droit économique n’était pas « tout puissant » dans l’ordonnancement juridique.

La crise de 1973 marque le début de la fin de l’Etat–Providence, soit d’une économie s’attachant à une large redistribution des revenus. La succession des crises économiques a, depuis lors, cédé la place à une autre architecture, au sein de laquelle le droit économique donne le diapason aux autres disciplines du droit.

DG : Certains auteurs estiment qu’au-delà de la crise économique que nous vivons, il est vraisemblable qu’il existe une crise beaucoup plus profonde de nos sociétés développées marquée par une perte de sens ou une « foire au sens »[1]. Les crises économiques de 2008 et 2011 sont-elles le fruit d’une véritable « crise des valeurs », d’un affaiblissement de l’éthique dans le domaine du marché ?

NT : Je ne crois pas à la disparition de toute éthique dans l’économie. L’économie de marché elle-même véhicule une éthique, qui est une éthique de « l’intérêt », suivant laquelle c’est grâce à l’exercice par chacun de son « égoïsme » que l’on arrive à un bien-être collectif. Quoi qu’on en pense, c’est une éthique, une valeur en soi. En ce sens, il ne me paraît pas qu’il y ait affaiblissement ou disparition de l’éthique ou des valeurs. Il y a là une forme d’éthique qui justifie et défend une certaine forme d’économie de marché et à la lumière de laquelle l’accélération des processus de libéralisation peut être mieux comprise. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit  pas uniquement d’un discours de droite ; on l’entend aussi chez certaines personnalités revendiquant leur appartenance à la gauche. Manuel Valls explique par exemple que, ce qui bride la prospérité économique, c’est, notamment, un environnement juridique qui ne permet pas à l’entreprise de développer ses potentialités, de sorte qu’il faut promouvoir et développer une politique qui libère l’initiative (baisse des charges, allègement de l’encadrement social et fiscal, etc.). Ceux qui défendent ce discours ne sont pas des anti-éthiques ; c’est une éthique selon laquelle l’intérêt individuel conduit à l’optimum économique, c’est-à-dire au bien-être collectif.

Il est vrai qu’à l’inverse, dans le champ de la réflexion économique, d’autres valeurs, telles que la solidarité et l’égalité, passent actuellement pour non prioritaires.

Par contre, ce que j’observe, c’est non pas l’absence de valeurs, mais bien d’un débat sur les valeurs, un peu comme si l’éthique de l’intérêt, actuellement dominante, allait de soi et n’appelait aucune objection.

Il est également intéressant d’observer, et utile de rappeler, que Keynes lui-même considérait qu’idéalement, le fonctionnement de l’économie devait avoir pour objectif de permettre aux individus de se concentrer sur ce qui était important, à savoir selon lui, la culture. Keynes soutenait donc une vision de l’économie comme discipline subsidiaire ; l’économie était au service d’autre chose, servait à mettre en avant des valeurs supérieures, notamment l’esthétique. Aujourd’hui, la question des fins de l’économie n’est plus du tout envisagée : c’est devenu une fin en soi. On parle beaucoup d’efficience, d’efficacité, notions qui devraient renvoyer à un rapport entre des moyens et une fin. Or, la seule fin semble être devenue la maximisation du profit.

DG : On peut faire un parallèle entre cette réflexion et la contribution d’Isabelle CORBISIER, qui retrace et analyse l’évolution de la notion d’ « entreprise » en droit des sociétés, au regard des finalités qui lui ont été successivement assignées.

NT : Tout à fait : ce dont on parle au niveau macro-économique vaut aussi au niveau micro-économique. L’entreprise était autrefois conçue, notamment, comme un instrument pour assurer le bien-être collectif des différentes parties prenantes de l’activité économique (aussi bien apporteurs de capitaux qu’apporteurs de travail). Avec le tournant des doctrines de « corporate governance », l’essentiel est devenu la valeur actionnariale, l’intérêt des actionnaires ; ce qu’on demande aux dirigeants de sociétés, cotées notamment, est d’assurer la maximisation du profit (d’où le mouvement de délocalisations, licenciements, etc. auquel on assiste).

Les Trente glorieuses avaient fait de l’entreprise un lieu de cohabitation, de collaboration du capital et du travail. En témoignent, dans les années 1960-1970, la vision assez ouverte que l’on avait du droit des sociétés. En revanche, on observe, dans les années 1990-2000, une vision beaucoup plus uniformisante.

Là aussi, on constate un paradoxe selon lequel des gouvernements, notamment de gauche, avalisent des réformes du droit des sociétés directement inspirées de la doctrine de la « shareholder value » (maximisation de la valeur actionnariale), et qui vont donc à l’encontre du discours officiel dans lequel ils continuent de prôner une meilleure redistribution au profit des travailleurs.

DG : Plutôt que d’être considérées comme les témoins d’un affaiblissement de l’éthique ou d’une « crise des valeurs », les dernières crises économiques doivent-elles être analysées comme le fruit d’un mouvement constant de déréglementation?

NT : Pas tout à fait non plus. Le passage de la réglementation à la déréglementation, par définition, est en soi le résultat d’un changement de valeur. Lorsqu’on décide de déréglementer un secteur, c’est en réaction à une valeur qui incitait, auparavant, à réglementer. Et cette option elle-même est fonction d’une vision que l’on a de la hiérarchie des valeurs qui sous-tendent l’économie. La déréglementation résulte du fait qu’à un moment donné, on considère que la valeur « liberté » est plus importante, par exemple, que la valeur « protection de la partie faible ».

Je préfère donc parler, non de « crise des valeurs », ni de la déréglementation, mais de bouleversement des valeurs. C’est d’ailleurs une constante dans l’économie ; quand, à la fin du XIXe siècle, qui était un siècle très libéral, a succédé un système économique marqué d’autres valeurs plus égalitaires, c’était un basculement de valeurs. Quelles sont les valeurs qui ont l’air d’être portées par un système juridique et comment un système juridique aujourd’hui véhicule des valeurs qui ne sont pas celles d’hier, établit des combinaisons entre différentes valeurs, les hiérarchise, modifie cette hiérarchisation à un moment donné, ce sont ces changements que nous avons voulu mettre en avant au travers de nos travaux.

 

DG : Précisément, on entend souvent, à l’heure actuelle, le discours tendant à préconiser la sortie de la crise grâce à un retour à plus de « régulation ». Vous vous êtes penché sur le sens de cette notion de « régulation », laquelle recouvre en réalité plusieurs acceptions, qui ont toutes un point commun : celui d’être le fruit de l’idéologie néolibérale. Là aussi, vous décelez un paradoxe derrière les discours officiels qui consiste à ce que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, loin d’être garante du bien commun, la régulation contraindrait l’Etat à se mettre au service du marché.

NT : En effet, il y a là aussi un paradoxe : la plupart des partis politiques de gauche disent qu’ils sont pour l’économie de marché, pourvu qu’elle soit régulée. En France,  la « gauche plurielle » de M. Jospin a même adopté une loi en 2001 sur les « nouvelles régulations économiques ».

En analysant l’origine du mot, tout au moins dans la littérature juridique, on s’aperçoit qu’il recoupe l’idée d’approfondir et d’étendre l’économie de marché d’une autre façon que celle prônée par l’État-Providence. L’interventionisme étatique dans l’économie a connu, du XIXe au XXIe siècles, trois grandes périodes : l’ « État gendarme », l’ « État-Providence », et l’ « État régulateur ». Ce qui distingue la dernière période est le fait que, contrairement à la conception keynesienne selon laquelle l’État devait combler les défaillances du marché, on n’aborde plus, dans la conception de l’État régulateur, la question des défaillances, mais on part du postulat que le marché est le processus qui parvient le mieux, en principe, à l’optimum et qu’il faut donc un corps de règles pour favoriser son développement.

Dans l’histoire du droit économique, la régulation, c’est l’indice et l’instrument de la fin de l’État-Providence. C’est donc, me paraît-il, un contresens, pour les partis de gauche attachés à ce dernier, de promouvoir ainsi une notion qui a contribué à son démantèlement.

DG : Au niveau de la production de la norme, les dernières crises posent également la question du déséquilibre causé par le recul des États face à l’influence des intérêts privés économiques et financiers, déséquilibre potentiellement renforcé par le transfert de compétences de l’échelon national vers l’échelon européen voire international. Les instances européennes et internationales peinent à trouver un consensus pour adopter des mesures réellement contraignantes. C’est très visible dans le secteur bancaire et financier. Ce qui amène à la question de savoir si un retour en arrière est encore possible. Ou autrement posée, que peut encore le droit à l’heure de la mondialisation ?

NT : La question qui se pose est de savoir si le cadre de re-réglementation est adapté ; autrement dit, re-règlemente-t-on au niveau adéquat ?

Fondamentalement, quand on analyse ce qui s’est passé dans l’histoire longue, on constate que, dans l’histoire du capitalisme, chaque extension du capitalisme s’est accompagnée du surgissement d’une nouvelle forme politique mieux à même de l’encadrer et de l’encourager.

On considère que le capitalisme a commencé à se développer vers le Xe siècle, lorsque les villes ont concurrencé le régime féodal en Europe. C’est, à l’époque, à l’intérieur de l’espace urbain que le capitalisme a trouvé le moyen de se développer, avec un pouvoir politique qui est le pouvoir communal. Aux XVe et XVIe siècles, il change de dimension, devient mondial : on commerce entre les colonies et les empires européens. Au changement du capitalisme répond alors un changement de la forme politique : la naissance des États modernes, qui sont des formes politiques plus vastes et plus puissantes que la ville. L’État, « de mèche » avec les grands commerçants, va tirer profit du capitalisme et l’encadrer.

Au XXe siècle, notamment au lendemain des guerres mondiales, naissent les formes politiques des unions régionales (les Communautés européennes en 1957, l’Alena aux États unis, le Mercosur en Amérique du Sud, l’OHADA en Afrique). Celles-ci sont nées à partir des années 1950 pour mieux organiser les marchés régionaux.

On assiste depuis lors à l’internationalisation des marchés financiers, mais surtout à l’effacement des frontières. En réalité, le capitalisme était déjà mondialisé, mais l’évolution et la facilitation des transactions nous confrontent à une nouvelle forme de capitalisme mondial, virtuel et immédiat d’un point à l’autre du globe. Or, il n’existe pas de nouvelle forme politique qui réponde à cette extension. L’OMC est très limitée dans ses pouvoirs. Il n’existe pas ce que Kelsen appelait de ses vœux, une sorte de « gouvernement mondial ». Donc, on observe que, pour la première fois dans l’histoire, l’extension de l’économie de marché ne s’est pas accompagnée de l’extension d’une forme politique susceptible de l’encadrer. Les formes politiques actuelles sont incapables de résister à cela.

Revenir en arrière n’a pas de sens ; un État ne pourrait plus fermer ses frontières et faire du commerce comme on le faisait il y a 50 ou 100 ans.

DG : Certains auteurs envisagent la « juridictionnalisation » comme une piste porteuse de progrès. Ils voient dans le juge national un acteur essentiel du changement. Il faut, écrivent-ils « faire confiance au juge » qui est là « pour faire coller le droit à la réalité, pour le moraliser, pour y insuffler de la morale concrète », à l’image du juge Magnaud qu’ils citent d’ailleurs. Vous y croyez, à ce pouvoir des juges ?

NT : Non. Si pouvoir des juges il y a, il n’est pas sûr qu’il permette de contrecarrer les tendances évoquées jusqu’à présent. On observe que, là où il y a extension du domaine du marché, il y a généralement extension du pouvoir du juge au détriment des pouvoirs législatifs.

Au fur et à mesure que l’économie de marché s’est étendue, on a en effet constaté des concepts légaux de plus en plus vagues et, en parallèle, un déplacement de pouvoir du législateur vers le juge. C’est ce qu’illustre notamment, en droit belge, le glissement de la notion de commerçant vers celle d’entreprise. La notion de commerçant est caractéristique d’un système où la loi domine, définit des critères précis, que le juge pourra appliquer. La notion d’entreprise, qui tend aujourd’hui à supplanter celle de commerçant, est tellement vague qu’elle aboutit a donner toute latitude au juge de décider ce qui est ou n’est pas entreprise.

Le pouvoir du juge dans le domaine économique a plutôt consisté à renforcer les évolutions décrites qu’à les contenir. Par exemple, en droit des sociétés, c’est la jurisprudence de la CJUE en matière de libre circulation des sociétés qui a permis la concurrence réglementée en la matière. Le rôle de la CJUE a donc permis d’approfondir la tendance plutôt que de la contrecarrer.

En outre, un juge, dans la tradition occidentale, ne sera pas en mesure de prendre une position qui s’écarterait fondamentalement du texte lui-même, fût-ce au nom d’une exigence morale quelconque.

La montée en puissance du juge dans le domaine juridique a été concomitante à la montée en puissance de l’économie de marché dans le domaine économique. Avec la chute du mur de Berlin, la mise en place des régimes démocratiques supposait la mise en place de juridictions constitutionnelles, qui contrôlent le législateur et accompagnent la mise en place de l’économie de marché. F. Hayek et B. Leoni, deux penseurs du libéralisme, ont clairement établi ce lien entre économie de marché et suprématie du juge dans l’ordre étatique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils privilégient les systèmes de common law (le droit fait par le juge) plutôt que de civil law (le droit fait par le législateur et appliqué par les juges). Pour les penseurs libéraux, en effet, le juge est l’instrument le mieux adapté à l’économie de marché car il est plus proche du cas concret, du fait, que le législateur qui prend des normes abstraites, et donc plus adapté pour trouver les “bonnes” règles.

 

[1] G. FARJAT, G. J. MARTIN et J.-B. RACINE, “La morale, la crise et le droit économique », in Crise et droit économique, p. 158.

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