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Le barreau dans la tourmente de 14/18
Le petit cimetière de Vladslo, ancré dans le village du même nom en bordure de Dixmude, n’est pas pour nous une étape traditionnelle sur le parcours du tourisme mémoriel. Cimetière des Allemands, c’est avant tout le lieu de recueillement des agresseurs et des vaincus. Il compte parmi ses monuments notoires une émouvante statue réalisée par l’artiste Käthe Kollwitz montrant des parents frappés par l’affliction, pleurant la perte de leur enfant sur le champ de bataille. C’est à la vue de cette statue que germa dans l’esprit du musicien anglais Stuart A. Staples, du groupe Tindersticks, l’idée de composer une musique détachée des clichés habituels de la Grande Guerre mais en accord avec le sens de la perte et du délabrement qu’elle entraîna dans son sillage. En 2011, Piet Chielens, le curateur du In Flanders Fields Museum d’Ypres, emmena Staples arpenter les champs de bataille et les nombreux cimetières des alentours car il entendait le commissionner pour réaliser la bande sonore de l’exposition – alors en gestation – commémorant le centenaire de la Ière Guerre Mondiale. Staples rapportera plus tard qu’il fut particulièrement émotionné par l’œuvre sculptée. Il réalisera un travail d’une grande humilité, un opus orchestré ne se résumant pas à sa fonction d’addenda musical aux images mémorielles mais conçu comme le son de l’air du musée même.
Pas plus tard que ce 8 novembre, un autre groupe musical, allemand cette fois, Einstürzende Neubauten, était l’invité d’honneur à Dixmude pour commémorer la prise de la ville par la soldatesque allemande. Qui eut pu un jour imaginer que ce combo berlinois déjanté, jouant à ses débuts avec des outils et des machines sur des métaux récupérés, ferait l’affiche d’une programmation aussi solennelle que celle des commémorations de la Ière Guerre Mondiale ? C’est dire toute l’importance de l’expression artistique dans les activités de commémoration.
Curieusement, les célébrations du centenaire du début de la Ière Guerre n’auront peu ou pas du tout concerné les avocats. Un oubli qui semble injuste par rapport au rôle qu’ils ont joué durant cette période troublée. Ce rôle, trop souvent méconnu, est d’ailleurs éclipsé par celui qu’ils jouèrent au cours de la Seconde Guerre Mondiale, plus récente et plus vive dans les mémoires.
Dès le début de la guerre, une question capitale divisa le barreau belge : fallait-il ou non que les avocats acceptent de plaider devant les conseils de guerre qui avaient été mis en place par l’occupant allemand ? Certains s’y opposaient, arguant qu’en procédant de la sorte les avocats collaboraient à une parodie de justice, entérinant un processus judiciaire inique dénué de garanties d’impartialité et d’intégrité. Pour eux, il n’était pas question de participer, de quelque manière que ce soit, à ce système, quitte à laisser les accusés se débattre seuls devant des magistrats qui étaient avant tout des ennemis. D’autres au contraire avançaient la thèse selon laquelle il fallait tout faire pour organiser la défense des prévenus et qu’il était du devoir du barreau d’envoyer ses avocats capables de plaider en allemand à la défense de malheureux que les aléas du conflit avaient conduits du mauvais côté (2).
Dans un livre publié au sortir de la guerre, Paul-Émile Janson qui accède alors au Bâtonnat à Bruxelles, explique que ce fut cette deuxième tendance qui, heureusement, l’emporta (3). Il raconte qu’un organe de défense, dénommé ‘Comité de défense gratuite des Belges devant les juridictions allemandes’, fut créé sous la présidence de l’avocat Victor Bonnevie dont faisaient notamment partie les avocats Alexandre et Thomas Braun, Alfred Dorff, Louis Braffort et surtout Sadi-Kirschen qui devint célèbre pour avoir défendu Edith Cavell, l’héroïque infirmière du front. D’autres avocats se joignirent à l’initiative, sans pour autant faire partie dudit comité dont à Liège le bâtonnier Jules Musch.
Préfaçant son livre, Janson nous rappelle de façon vibrante ce credo humaniste de la défense : « Qu’on pense ce que furent pour l’inculpé retiré du monde pendant des semaines ou même des mois, sans contact avec qui que ce soit ou livré dans la cellule encombrée à une promiscuité suspecte, la vue d’une figure sympathique, l’audition d’une voix amie, la flamme rapide d’un regard compatissant, la poignée de main après les débats dans laquelle vous et les autres du Comité de défense aviez mis, pour ceux qui allaient mourir, toute la chaleur, toute la passion, toute l’ardeur, toute l’admiration exaltée d’un peuple frappé de silence et réduit à l’impuissance… »
Le procès de Fernand Golenvaux, avocat mais également Député et Bourgmestre de Namur, jugé à Hasselt pour de faits d’espionnage (on ne parle pas alors de résistant mais d’espion), devant le Conseil de Guerre de campagne (Feldgericht) prend place à l’apogée d’une période de répression à outrance par le pouvoir occupant, dont une dramatique série d’exécutions pour espionnage : dix-huit personnes furent fusillées au Tir national à Bruxelles. A Mons, l’affaire Roels aboutira à sept exécutions, tandis que quatre résistants seront fusillés à Charleroi et cinq à Liège. L’auditeur militaire y joue un rôle majeur et démesuré : non seulement il requiert et mène l’instruction, mais il dirige de fait les débats avec le président et participe en outre au délibéré. Les annales historiques rapportent que le cadre du procès d’Hasselt : « L’auditeur en campagne est un avocat de Berlin du nom de Wunderlich. C’est un homme scrupuleux : il instruit son dossier à fond et n’hésite pas à se rendre à Gross-Strehlitz (aujourd’hui Strzelce Opolskie en Pologne), soit un trajet de 2.200 kilomètres en train, pour interroger Camille Joset et chercher des preuves, vainement d’ailleurs, contre l’accusé Golenvaux. (4) » Sur la soixantaine d’accusés dans la cadre de ce procès, seul Golenvaux et autre autre homme plaideront non coupable. Après sept jours d’instruction d’audience, un jour de réquisitoire, seule une journée sera réservée aux plaidoiries. Golenvaux, comme une trentaine d’autres, se verra affliger la peine de mort qui sera, pour lui, finalement commuée en peine de travaux forcés à perpétuité.
Durant la grande guerre, le barreau joua un rôle humble en ce sens qu’il ne chercha pas à se mettre en avant et n’en revendiqua pas les fruits à l’issue de la guerre. Son action n’en demeura pas moins cruciale et capitale pour tous ceux qu’elle servit. Plus encore, elle permit d’établir des principes de défense qui furent repris et développés en partie bien après, par exemple lors des guerres et conflits de décolonisation. A l’instar de la musique de Tindersticks, la défense des valeurs humaines fut marquée par le sceau de l’humilité. Je parle de cette humilité belle et impérieuse qui guide les pas de ceux qui ne se laisseront jamais guider par ceux des autres.
(1) Tindersticks : ‘Ypres’, City Slang 2014
(2) Pierre Henri : ‘Grands avocats de Belgique’, J.M. Collet, 1984
(3) Sadi-Kirschen et P.E. Janson : ‘Devant les conseils de guerre allemands’, Rossel 1919
(4) Fernand Golenvaux, bourgmestre, espion et prisonnier: http://www.marc-ronvaux.be/Files/golenvaux.pdf
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