La rentrée littéraire 2014

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Tous les lecteurs savent qu'une grande partie de la production littéraire française est publiée aux mois de septembre et octobre, en prévision des prix littéraires de novembre : Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, Académie française, Interallié, Décembre, Flore … Nous a été suggéré de rédiger une courte recension des principaux ouvrages.  Dans le désordre: Pétronille, d'Amélie Nothomb.  J'ai aimé, en gros, les soixante premières pages et ensuite ai quelque peu décroché.  Dans l'œuvre d'Amélie Nothomb, mes préférences vont aux récits japonais, tels, par exemple, Stupeurs et tremblements ou Nostalgie heureuse; ses romans me touchent moins, voire pas du tout.  Ici encore la partie proprement autobiographique, le récit, m'a davantage plu que le délire final.  Un oxymore : "Ce fut ma manière de rester fidèle à cette accointance d'un soir".   Viva, de Patrick Deville. J'appartiens, depuis que le regretté Serge Crouquet me l'a fait découvrir, à "l'étrange confrérie des amis d'Au-dessous du Volcan" évoquée par Maurice Nadeau.  Aussi ce récit, mettant en scène, au Mexique, dans les années trente, Trotsky, Frida Kahlo, Arthur Cravan, B. Traven (l'auteur du Trésor de la Sierra Madre) et Malcolm Lowry (l'auteur du Volcan), ne pouvait-il que m'intéresser.  A mon avis, un des meilleurs romans – récits de septembre.   Oona et Salinger, de Frédéric Beigbeder.  Un autre roman historique.  J'avoue que j'ignorais que Jérôme Salinger, l'auteur de l'Attrape-cœur, avait eu une aventure amoureuse, dans sa jeunesse, avec Oona O'Neill, la fille du Prix Nobel Eugène O'Neill et la dernière femme de Charlie Chaplin, mère de (notamment) Géraldine et Joséphine Chaplin.  C'est cette aventure que raconte Beigbeder, incontestablement un grand romancier.  Ce livre est, selon moi, un des trois meilleurs de la rentrée.   Autour du monde, de Laurent Mauvignier.  Ce livre m'a déçu.  Malgré le mot "roman" figurant sur la couverture, il s'agit d'un recueil de nouvelles présentant le seul point commun de décrire des faits divers survenus le même jour, celui du raz-de-marée de 2011, au Japon.  Après Dans la foule (le "drameduheysel") en 2006, Mauvignier devient le romancier – nouvelliste des catastrophes.     Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive (la phrase est d'Orson Welles), de Christophe Donner.  Le livre raconte le début des carrières de Claude Berri, Jean-Pierre Rassam et Maurice Pialat, il se passe donc dans le milieu du cinéma.  Les passages dans lesquels intervient Jean-Luc Godard sont très drôles ("Faire politiquement un film, c'est établir un rapport politique entre les images", explique Godard).  Les lecteurs de ma génération se rappelleront la langue de bois gaucho-trotskiste des années soixante.  On parle du Cinéma de papa, un film de Claude Berri que j'ai vu quand j'étais petit… et complètement oublié (en Belgique, il portait d'ailleurs un autre titre).  Nostalgie, nostalgie …   Le météorologue, d'Olivier Rolin.  A deux reprises, Olivier Rolin a manqué de peu le Prix Goncourt : en 2003 (Tigre en papier) et 2008 (Un chasseur de lions).  Le présent livre, passionnant comme les autres, décrit la vie d'Alexeï Vangengheim, un météorologue russe, soudainement arrêté en 1934, sans raison objective, envoyé au camp des Iles Solovki et finalement exécuté secrètement, sur ordre de Iéjov, le chef du NKVD, en 1937.  Olivier Rolin explique comment il a découvert, par hasard, l'existence de Vangengheim et comment il a décidé de lui  consacrer un livre.  Un autre grand roman historique.   L'amour et les forêts, d'Eric Reinhardt.  L'auteur de Cendrillon et du Système Victoria fait le récit de la passion (au sens christique) d'une femme.  Évidemment, la cause est immédiatement entendue, l'abominable mari condamné par l'auteur.  On eût aimé un point de vue plus nuancé, la version de l'Autre, de l'homme : je pense à André Maurois (Climats), à Jacques Chardonne (Claire, Eva …).  Mais en ces temps de triomphe du féminisme, quel en serait l'intérêt ?  Bof …   Charlotte, de David Foenkinos.  Sorti au mois de mai, le livre est toujours dans la liste des meilleures ventes à ce jour.  Une œuvre édifiante et incontestable, sans risques médiatiques.  On pense toutefois à Gide qui écrivait (je cite de mémoire) qu'on ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments.  La technique d'écriture est originale (l'auteur s'en explique d'ailleurs dans le livre) : des phrases très courtes, de moins d'une ligne et, à chaque fois, un retour à la ligne.   L'ordinateur du paradis, de Benoît Duteurtre. Je me reconnais de plus en plus en Benoît Duteurtre (avec une réserve : je ne suis pas homosexuel) : ronchonneur, réactionnaire (d'un point de vue sociologique).  A la fin du roman, son personnage est envoyé en enfer, où "les rues sont dangereuses.  Cyclistes et piétons ne portent ni casques, ni blousons fluorescents.  La nourriture n'est ni congelée, ni emballée sous plastique.  Parfois même un homme dit à une femme des mots faits pour la séduire sans que la victime porte plainte.  Car c'est aussi cela, l'enfer, cette absence de protection dans la vie privée (…).  C'est là que chaque soir, dans la nuit profonde – car en enfer, les réverbères ne s'allument jamais – je contemple les étoiles à l'infini".  Bon exemple du ton satirique de cet ouvrage.   L'Ile du Point Nemo, de Jean-Marie Blas de Roblès.  On rappellera que l'auteur a obtenu, en 2008, le Prix Médicis pour Là où les tigres sont chez eux.  Il nous offre aujourd'hui un long roman, contant parallèlement au moins deux histoires.  On comprend peu à peu que l'une est une mise en abyme de l'autre.  Un des protagonistes est Clawdia Chauchat, personnage de la Montagne magique,  de Thomas Mann, dont on aperçoit ici les seins, "voilés par un corsage garni d'une dentelle espagnole".  Phantasme, quand tu nous tiens…!  Nombreux sont les clins d'œil aux amateurs de littérature : allusions à Poe, Jules Verne, Dumas Père…  Un régal.   Berceau, d'Eric Laurrent.  On admirera la perfection du style, à tout le moins d'un certain style, celui des Éditions de Minuit.  Le récit n'est que prétexte à de superbes phrases, pouvant atteindre trois pages, comme chez Proust et Richard Millet.  A noter que l'orthographe correcte est "Libye" (et non "Lybie", comme écrit à la page 16).  On apprend que le vrai nom de l'auteur est Laurent (avec un seul "r").     Son visage et le tien, d'Alexis Jenni.  On attendait avec impatience le nouveau livre d'Alexis Jenni, après son Prix Goncourt de 2011, L'Art français de la guerre.  Il publie un petit essai, assez mystique et spinoziste, sur ce que représente, pour lui, la foi chrétienne.  Il l'a choisie, explique-t-il, parce que les concepts exprimés en français, en latin ou en allemand lui sont plus proches que des concepts exprimés en chinois (bouddhisme et taoïsme).  Une phrase : "Pour moi, humble bavard qui fais profession de bavardage, qui essaye de faire de la musique avec ce bruissement continu des mots, tout a lieu dans le verbe".  Un petit accent de Chateaubriand.   Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, de Patrick Modiano.  Toujours la même petite musique depuis Rue des boutiques obscures, les mêmes thèmes (la deuxième guerre mondiale, la collaboration, le monde interlope des périphéries urbaines …).  Le protagoniste évoque un roman écrit plusieurs années auparavant, dont il a, après réflexion, supprimé les deux premiers chapitres.  Ici on a l'impression que Modiano a, quant à lui,  supprimé les deux derniers chapitres, qui auraient rendu le livre plus compréhensible.  Peut-être ce goût de l'inachevé est-il modianesque…   Les Résidents, de Maurice G. Dantec.  La parution d'un nouveau livre de Maurice Dantec est toujours un événement littéraire.  Comme Céline et Proust, il a inventé un style, que j'appellerai le style technologique.  Le paradoxe est que, à tout le moins au regard des fondamentaux, on le devine réactionnaire.  Comme les précédents, ce nouveau roman de science-fiction constitue un roman total, prétendant tout expliquer (condition humaine, place de l'homme dans l'Univers, lois de l'évolution…), dans la ligne de Philip K. Dick.  On aime ou on n'aime pas.  Moi, j'aime assez.   Le Royaume, d'Emmanuel Carrère.  Tout a été dit sur ce livre inclassable.  Il raconte la crise religieuse de l'auteur d'une part, les origines du christianisme d'autre part.  Ce n'est pas un roman mais une autobiographie partielle, éclairée par une enquête sur les sources.  L'auteur écrit que, derrière toute conversion au Christ, il y a une phrase de l'Evangile et que chacun a la sienne, faite pour lui et qui l'attend; pour lui, ce fut : "Il te conduira là où tu ne voulais pas aller".  Je me suis trouvé face à Emmanuel Carrère à l'issue de la conférence donnée à Liège le 2 octobre dernier, lors de la séance des dédicaces.  Que de bienveillance dans son regard !  Un homme bon et honnête intellectuellement.  Un des trois meilleurs livres de la rentrée.   L'art presque perdu de ne rien faire, de Dany Laferrière.  Le moins que l'on puisse dire est que, entrant à l'Académie française, Dany Laferrière a perdu la légèreté de L’énigme du retour et du Journal d'un écrivain en pyjama.  Que son dernier livre est lourd !  Que de morale, de lieux communs !       Ne pars pas avant moi, de Jean-Marie Rouart.  Je vais en étonner beaucoup : ce livre est mon préféré de la rentrée, le seul qui ait provoqué l'apparition d'une petite larme dans mes yeux alors que je lisais la dernière page et comprenais le sens du titre.  Par le relais de Jean d'Ormesson, l'auteur s'est inscrit à l'école du Chateaubriand des Mémoires d'Outre-tombe : il sent l'approche de la mort et nous donne un choix des souvenirs les plus marquants de sa vie, sans verser dans l'autosatisfaction (même s'il prend un peu une revanche posthume sur François Nourissier…).  Proprement, ce n'est pas un roman mais un récit.  De la grande littérature. Achevé le 9 octobre 2014 André TIHON

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