J'ai testé pour vous: Horizon 2014

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[caption id="attachment_2371" align="alignleft" width="300"]Isabelle Thomas copyright: Dominique Houcmant | Goldo[/caption]

 

Mes souvenirs s’apparentent plus à des sensations, toujours. Mes semelles en caoThouc fondaient sur le bitume parisien, battu par la canicule. La stupeur dégoulinait par tous mes pores. Les media aidant, vautours sur un sujet brûlant, j’y pensais souvent, comme une sorte de malaise obsessionnel. Nous sommes en 2003 et le feuilleton de l’été était assuré par un drame domestique qui aura au moins eu ce mérite d’agir comme une cruelle et cinglante piqûre de rappel : une femme peut toujours tomber sous les coups de l’homme qui partage sa vie.

 Combien de temps déjà
Combien de temps passé dans ce tunnel sous le coup de sang
Pas éternel
Éternellement enfoui derrière la porte close
Et la vitre sans tain
La peau de quartz verre
*

Onze ans plus tard, sur la scène de l’Ancienne Belgique, l’homme est là, debout et droit dans la lumière, retenu par sa part de noirceur. Il paraît qu’il ne veut plus être photographié de face. Son agent aurait donné pour instruction « de profil, seulement ». Il serait facile d’y déceler une forme de délire narcissique, pourtant je préfère penser à la pudeur. Et il y en a, sur scène, de la pudeur, planquée sous une énergie du désespoir, comme des rires qui viennent cacher des larmes ou un arc en ciel qui se substitue à la pluie, et qui contraste avec l’engouement nerveux et fébrile du public.

 Parfois la porte s'ouvre
Pour aller faire tourner ton fantôme sur lui-même
Sous un ciel barbelé
Quartier de sol glacé de haute sécurité
Et ce soir les chiens ninjas
Hurleront de ce sol

 src=Jusque ce soir-là, je n’avais pas d’avis sur la question. Bertrand Cantat peut-il retrouver le chemin des studios ? Peut-il faire son retour médiatique en faisant la couverture des Inrocks ? Peut-il être sur scène, et y évoquer les funestes évènements comme une source d’inspiration comme une autre ? Le tout, évidemment, avec en fond sous-jacent, monstre du Loch Ness juridique auquel il est difficile de donner un contour, la protection et le respect de la victime et de sa famille.

Je n’avais pas non plus écouté l’album sorti sous la nouvelle formation de Cantat après la dissolution de Noir Désir, « Détroit ». Détroit, du latin districtus « empêché, enchaîné ». A donné « détresse ». Qualifie aussi un passage étroit, puis un bras de mer resserré. Le sens figuré « moment critique » est devenu obsolète, peut-on lire dans le livret de l’album.

Autant dire que j’allais au concert de Détroit les mains dans les poches et le cerveau en bandoulière après une journée de boulot, et pourtant, j’ai eu l’impression soudaine de participer précisément à l’un de ces « moments critiques » immédiatement perceptibles qui vous prennent et vous transportent au-delà même de votre consentement.

Le rythme carcéral passe par la tuyauterie
Un dialogue de misère pourrait dire qu'on est en vie
Ou bien qu'on fait comme si
Et qu'on sait que ça n'a plus ni le moindre sens
Ni la moindre importance

Ma gorge se serre et mes yeux piquent lorsqu’il chante l’univers carcéral. Le cœur, la tête, le cœur, la tête. Ce débat lancinant qui suinte les murs de l’Ancienne Belgique, emporte la foule comme un seul homme. Le cœur a gagné, c’est lui qui parle. La curiosité morbide est laissée au vestiaire.

 Je sais qu'il faut se taire
Au loin le tonnerre gronde
Éradiqué du Monde
évincé de la Terre

Je comprends, enfin, ce qui se passe dans cette salle et le chemin qu’il a fallu pour en arriver là. Le même phénomène d’exaltation extrême s’empare au fond des fans acquis d’emblée à l’icône charismatique et des partisans d’un lynchage éternel et de l’absence de rédemption suffisante. Le jugement moral s’est substitué au jugement judiciaire. Au milieu, il n’y a point d’arbitre, juste ce ventre mou du « je m’en foutisme » et de l’indifférence à la question auquel la juriste que je suis appartenait.

Quand le public applaudit pendant dix minutes ininterrompues dans l’attente d’un troisième rappel, quand le public scande « Merci Bertrand ! », il ne le remercie pas pour sa musique (ce qui est profondément injuste puisque l’album, écouté maintes fois depuis, est brillant), mais il sous-entend « Merci d’être là ». Tout le monde est conscient que, pour le même prix, il aurait pu ne pas être là, grand sacrifié parmi tant d’autres sur les cendres d’un reclassement manqué. Voire pis, qu’il pourrait adopter la pause affectée de l’artiste maudit, insulte suprême à la douleur de la victime ou de sa famille.

Le fan a besoin de fascination, tel un supporter de foot, qui trouvera des excuses mollement virulentes à la défaite de son équipe, mais qui renouvellera son abonnement à la saison suivante. Et, de fait, ç’aurait été dommage que le paysage musical francophone soit amputé d’un tel talent, car ce fut un grand concert.

Cherche ton horizon
Traverse les cloisons

Entraînée dans cette ferveur de paradoxe, charriée par le public déchaîné, j’ai pleinement conscience de participer à un moment de frénésie intense qui ne changera certes pas la face du monde, mais bien ma perception des choses. On est en 2014, je comprends qu’une femme puisse tomber sous le charme de cet homme. Qu’elle puisse tomber sous ses coups ? Je l’oublie. Est-ce le propre de la réhabilitation ? Peut-être.

Isabelle Thomas-Gutt

*Le texte figurant en italique est constitué des paroles de la chanson Horizon de Détroit

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