J’ai testé pour vous : 10 semaines d’incapacité

Article

 width=

 

 

 

 

De l'impact de la bêtise en accidentologie. "C'est bête comme accident !".

De l'intérêt du sport en santé publique. "Ralala ma pauvre, mais qu'est-ce qui t'a pris de faire du tennis ?".

Suivait toute une série de questions, dans un ordre rituel tel que j'aurais pu jouer à Jeopardy (ce fameux jeu télévisé des années 80 où le candidat recevait les réponses et devait trouver les questions). Rupture du tendon d'Achille - oui - non - en jouant au tennis - 6 semaines de plâtre puis 10 semaines de kiné – si. Mes réponses anticipées aux questions : bah alors qu'est ce qui t'est arrivé ? - il paraît que ça fait mal ça ! - tu l'as entendu craquer ? - comment c'est arrivé ? - et t'en as pour longtemps ? - t'es pas trop désespérée ?

Je ne prétends pas, par-là, que ces questions m'ennuyaient, car je me suis rendu compte de tout le paradoxe de ma situation: je recherchais, bien évidemment, l'empathie, le regard compatissant d'autrui, mais je me heurtais quasiment aussitôt au fait que jamais, mon interlocuteur ne me comprendrait, à moins d'être passé lui-même par là.

Moi aussi, j'aurais eu la même réaction affectée, sans même apprécier la chance d'être sur mes deux pieds. De pouvoir danser à la Revue du Jeune Barreau. De continuer à sortir, d'aller à des concerts, de boire un verre au bar. Quelle chance !

N'allons même pas aussi loin : la chance de pouvoir se laver convenablement. De se faire à manger. De conduire et d'être autonome dans ses déplacements. D'avoir ses deux mains libres pour transporter des choses aussi stupides qu'une tasse de café ou un dossier. Oui, quelle chance...

La chance, surtout, de n'être pas immédiatement rattrapée par une bouffée de stress lorsque, une fois la douleur intense passée, vous prenez conscience des conséquences de cet accident sur votre métier. L'audience du lendemain, les conclusions à déposer pour le 15, les piles de courrier auxquels vous auriez déjà dû répondre, les états d'honoraires fantômes.

 

 

Ah, le chirurgien m'avait certes dressé un beau certificat d'incapacité de deux mois, dont je n'ai pas compris l'utilité, si ce n'est de l'encadrer et l'accrocher au mur, comme "prix du courage" ou autre glorification personnelle.

Alors je me suis mise à décompter les semaines, les jours, qui me restaient à tirer jusqu'à mon fond de peine. J'alimentais cet espoir candide et naïf de penser qu'à l'enlèvement de mon plâtre, cette entrave à ma liberté d'environ 3 kilos, j'allais reprendre "ma vie d'avant", là où je l'avais laissée avant ce "bête accident".

La vie d'avant, c'est celle où le trottoir n'apparaît pas comme un ennemi, où il vous importe peu que les toilettes du restaurant soient à l'étage (et l'escalier en colimaçon), où un verre renversé ne surgit pas comme une menace prête à faire vaciller votre béquille, où la douche est un instant de délassement et non une sorte de calvaire.

Mais vint alors la kiné pour brimer mon rêve le plus fou de danser au nouvel an, car "Oui ma p'tite dame, la rupture du tendon d'Achille est la pathologie la plus longue à soigner en orthopédie". La belle affaire ! (Ou la belle jambe, selon le degré d'ironie de la situation).

J'aime me plaindre. J'aime m'épancher. J'aime qu'on m'écoute disserter sur mon triste sort et sur l'intolérable cruauté de ce monde. Ce droit à l'auto-affliction que j'estimais légitime m'a toutefois été dénié de manière flagrante lorsque j'ai croisé, au premier jour de ma revalidation, une fille de mon âge avec une jambe artificielle. Sans doute elle aussi victime d'un "bête accident".

Finalement, ça aurait pu être pire. Bien sûr, à moins d'être tout au bout de la chaîne du pire du pire (un enfant orphelin en dénutrition et atteint du SIDA, dans un pays d'Afrique en guerre et appartenant à l’ethnie qu’on massacre sans distinction à la machette), il y a toujours pire que soi.

Je me suis entendu dire que "au moins, ce n'était pas un cancer!". Certes. Sans bien comprendre le rapport, j'ai répondu "rah oui, ou une grossesse, l'horreur!", ce qui m'a fait penser que le XIX siècle n'était pas prêt à recevoir ce genre d’humour.

Mais voilà ce qui vous apprend le courage et la patience qui vous font tant défaut, à grands renforts de larmes de découragement entrecoupées de bouffées d'espoirs, lorsqu'un matin, vous vous réveillez guillerette et que vous vous dites que c'est une belle journée pour aller jouer au tennis.

Isabelle Thomas-Gutt

 width=

Ajouter un commentaire

Texte brut

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.
  • Les adresses de pages web et les adresses courriel se transforment en liens automatiquement.
CAPTCHA
This question is for testing whether or not you are a human visitor and to prevent automated spam submissions.