Partager sur
Interview d'Eric Lemmens, ancien Bâtonnier
Jean-Pierre Jacques: Monsieur le Bâtonnier, vous sortez de deux ans à la tête de l’Ordre des avocats du Barreau de Liège, êtes-vous satisfait de votre bâtonnat ? Avez-vous des regrets sur l’un ou l’autre des projets qui ont été menés ?
Eric Lemmens: La question n’est certainement pas de savoir si je suis satisfait de « mon » bâtonnat, mais de savoir si les avocats de mon barreau l’ont été. Eux seuls peuvent répondre à cette question. Quant à savoir si j’ai des regrets au sujet de l’un ou l’autre projet que j’aurais mené, la réponse est clairement non. Au contraire, j’ai eu la chance de me sentir soutenu tout au long de ces deux années non seulement par les membres du conseil de l’Ordre et des diverses commission du barreau, mais encore par les avocats qui se sont déplacés en nombre très satisfaisant à la plupart des événements que nous avons organisés. Et pourtant, faire sortir les avocats de leur cabinet, c’est un peu comme vider la mer avec une écuelle ou déplacer l’Himalaya : il faut y croire pour s’y engager…
JPJ: Votre bâtonnat a été marqué par une assez dense activité disciplinaire. Avez-vous une explication à donner à cette forme d'estompement de la norme parmi certains de nos confrères ? Que pensez-vous du système disciplinaire applicable aux avocats qui laisse l’initiative des poursuites au bâtonnier mais la fixation de la sanction par un conseil de discipline ?
E.L.: L’activité disciplinaire a été relativement dense en effet. Je ne pense pourtant pas qu’il y ait au barreau un réel estompement de la norme, même si nous devons insister tout particulièrement auprès des maîtres de stage pour qu’ils apprennent soigneusement aux plus jeunes d’entre nous non seulement les règles de déontologie mais encore nos usages de courtoisie qui rendent la profession tellement plus sereine et agréable à exercer.
Par contre, j’ai le sentiment que la crise économique rude que nous traversons, et qui rejaillit sur la prospérité très relative du barreau et de nombre d’entre nous, avive les tensions, et les occasions ou les prétextes à s’écarter de nos règles de comportement. Il en va en particulier ainsi des écarts qui sont pris avec les règles qui gouvernent la gestion des fonds de tiers : il faut en effet bien constater que durant ces deux années les infractions d’ordre financier se sont multipliées. Nous devons y être très attentifs car celles-ci sont particulièrement graves en ce qu’elles nuisent non seulement aux personnes qui en sont victimes, mais aussi en ce qu’elles nuisent à l’image du barreau tout entier et engendrent des coûts à charge de chaque avocat dès lors qu’elles enchérissent la prime d’assurance qui couvre le risque d’indélicatesse.
Enfin le fait que le bâtonnier soit l’autorité « poursuivante », et qu’une autre instance soit l’autorité chargée de statuer ne me pose pas de problème. Le même principe, sain, existait déjà avant la création des conseils de discipline. Par contre, le fait que le bâtonnier ou son représentant ne soit pas chargé de requérir une sanction et d’exprimer en qualité d’autorité « poursuivante » les motifs tant des poursuites que de la hauteur de la sanction demandée me paraît, en degré d’appel lorsque le bâtonnier n’est pas appelant, de nature à appauvrir le débat et même, à le biaiser puisque seuls connaissent alors de la cause des magistrats qui en sont très éloignés et qui n’entendent, à titre de réquisitions, que celles d’un avocat général qui n’a pour toute connaissance du dossier et de son contexte que ce que lui en disent les pièces de la procédure.
JPJ: Le bâtonnat est une charge extrêmement lourde notamment en termes d’obligations sociales et de représentation. Comment avez-vous vécu ces deux années à cet égard ? Est-ce bien compatible avec une vie privée et familiale ?
E.L.: J’aurais à m’en plaindre une particulière mauvaise grâce. Durant ces deux années, en effet, le bâtonnier a la chance exceptionnelle de voyager afin de représenter son barreau auprès des autres barreaux, essentiellement européens. Les échanges d’expérience et de culture qui en résultent sont particulièrement utiles à la compréhension et à l’amélioration des modes de fonctionnement et des règles de fond tant des barreaux que de la Justice en général. De surcroît le bâtonnier y trouve une occasion incomparable de profiter d’échanges amicaux et confraternels, et bien souvent de lier des amitiés fidèles.
Bien entendu la vie privée et familiale s’en trouve quelque peu réduite, mais le bâtonnat ne dure que deux années, et j’ai eu la chance d’être chaque fois que ce fut possible accompagné lors de ces déplacements, ce qui permet d’en partager le plaisir et l’expérience.
JPJ: Le Barreau de Liège est le plus grand barreau francophone après celui de Bruxelles. Est-ce que le poids du Barreau de Liège est suffisamment représenté au sein de l’AG de l’OBFG ? Les règles de votes applicables ne sont-elles pas problématiques lorsque le vote du barreau de Liège (970 membres) équivaut au vote du Barreau de Marche (44 membres) ?
E.L.: Actuellement, l’assemblée générale de l’OBFG comprend les 14 bâtonniers francophones en exercice. Chaque barreau dispose d’une voix par tranche de 200 avocats inscrits au tableau ou à la liste au 1er décembre. Les décisions sont le plus souvent prises à la majorité simple des voix et requièrent, en outre, pour être adoptées, le vote favorable d’au moins 5 barreaux.
Au 1er décembre 2013, sur 44 voix, le barreau de Bruxelles dispose de 22 voix, celui de Liège de 5 voix, celui de Charleroi de 3 voix, ceux de Nivelles, Namur et Mons de 2 voix, et les autres d’une voix.
Au cours des réflexions qui sont menées dans la perspective d’une éventuelle fusion de(s) barreaux, j’ai en effet beaucoup insisté sur le fait que le barreau de Bruxelles devrait disposer d’un nombre maximum de votes qui devrait toujours être inférieur d’au moins une unité à la moitié de l’ensemble des voix. En effet, à défaut (et tel est le cas actuellement) le barreau de Bruxelles est théoriquement en mesure de bloquer toute décision en assemblée générale, même si par contre il ne peut en imposer aucune puisqu’il faut en toute hypothèse qu’une proposition recueille l’assentiment de 5 barreaux.
Le principal problème qui peut se poser réside donc avant tout dans la sur-représentation du barreau de Bruxelles, qui compte en effet 4.264 des 7.473 avocats francophones, dont plus de 500 avocats « communautaires ».
En ce qui concerne la représentation de Liège, elle est conforme à la pondération reprise ci-dessus. Il n’est donc pas exact de dire que Liège a une puissance votale égale à celle du barreau de Marche (dont nous sommes souvent par ailleurs proches…).
Le problème est plutôt que l’ensemble des barreaux wallons ne peuvent faire aujourd’hui adopter une décision que si le barreau de Bruxelles s’y rallie ou s’abstient, et qu’ils ne pourraient faire adopter une proposition même dans la perspective nouvelle de pondération exposée ci-dessus que s’ils sont tous unis contre le barreau de Bruxelles. Mais comment pourrait-il en aller autrement eu égard au nombre d’avocats bruxellois ? La question relève donc avant tout de la négociation « politique » entre les bâtonniers et du poids de chacun d’entre eux au sein d’une assemblée générale aux profils très variés. Elle peut aussi être posée autrement, et intégrer une réflexion sur l’avenir de l’OBFG et la composition de son assemblée générale s’il ne reste demain que 8 barreaux sur 14, ou si les Ordres bruxellois envisageaient de créer un Ordre des barreaux bruxellois à côté de l’Ordre des barreaux wallons et de l’Orde van Vlaamse Balies.
JPJ: On parle souvent du « blues du bâtonnier » lorsqu’il termine son mandat. Vous avez toujours prétendu ne pas être affecté de ce mal. Confirmez-vous cet état d’esprit aujourd’hui ?
E.L.: J’ai retrouvé avec plaisir non seulement mon cabinet, mais aussi mes clients. Ceci m’a sans doute aidé à ne pas subir ce « blues du bâtonnier » dont vous parlez, ou en tout cas à ne le subir que de manière très modérée et brève. Je dois aussi reconnaître que j’ai eu bien du plaisir à retrouver une vie de famille et quelques loisirs qui m’ont permis de revoir mes amis, et mes livres… Et ceci encore, qui m’a sans doute bien secouru : le mandat de bâtonnier est en général de deux années, il est utile de s’en souvenir régulièrement.
JPJ: Comment se passe le retour au sein de son cabinet après deux ans de bâtonnat ? Vous avez pu compter sur des collaborateurs au sein de vote bureau, est-ce à dire que le bâtonnat n’est possible que pour un avocat issu d’un cabinet d’une certaine importance ? Ce constat est paradoxal quand on sait que le Barreau est principalement composé de d’avocats individuels ou en très petite association.
E.L.: J’ai fort heureusement pu compter sur tous les membres du cabinet Actéo, qu’ils soient secrétaires, collaborateurs ou associés. Je pense en effet que sans eux, et sans ce type de soutien, la mission de bâtonnier est périlleuse, car le risque de ne pas retrouver sa clientèle ou une part significative de celle-ci est bien réel. Je pense que les clients sont heureux que leur avocat soit bâtonnier jusqu’à l’instant où ils s’aperçoivent qu’il n’est plus guère disponible. Il faut donc que la structure supplée cette indisponibilité, que les magistrats quant à eux comprennent parfaitement.
Le barreau est pluriel, et le bâtonnier s’appuie en général sur une expérience de longue haleine qui lui permet de connaître pour l’essentiel les forces et les faiblesses de chaque type de structure d’exercice de la profession. Il s’appuie également chaque fois que la nécessité s’en fait sentir sur les membres de son conseil dont il importe qu’ils représentent les diverses formes et sensibilités du barreau. Dans cette mesure et si paradoxe il y a, celui-ci n’est qu’apparent à mon estime, et le bâtonnier dispose quelle que soit son origine des ressources directes et indirectes qui lui permettent d’être ce qu’il doit impérativement être : le bâtonnier de tous les avocats de son barreau, sans exception.
JPJ: Quel est, selon vous, l’événement le plus marquant de votre bâtonnat ?
Permettez-moi de poser la question autrement et de vous dire, par une pirouette, que l’événement le plus marquant et le plus passionnant de ma vie professionnelle fut précisément l’exercice du bâtonnat. Je suis définitivement reconnaissant à tous les avocats du barreau de Liège, et à mes associés, qui m’ont donné l’occasion d’exercer cette fonction temporaire et passionnante.
Si je devais retenir un événement marquant ce ne serait pas un moment de l’exercice de ma fonction, mais ce 13 décembre 2011 qui a vu tant de gens souffrir, et ce ballet de tentes et d’ambulances dans la première cour du palais. Je pense souvent à ces moments et à ces gens, non sans une intense émotion.
Enfin, je retiendrais le colloque inaugural du bâtonnat à l’occasion du bicentenaire de notre barreau, et les témoignages de Mes Roland Dumas et Rhadia Nasraoui, qui ont tenu des propos forts sur le courage moral mais aussi physique que requiert parfois l’exercice de notre profession.
JPJ: Beaucoup d’anciens bâtonniers continuent à exercer des fonctions au sein de l’OBFG après leur bâtonnat, avez-vous des projets en ce sens ? et si oui, lesquels ?
E.L.: Je n’ai ni projet ni ambition en ce sens.
JPJ: Pour terminer, quels souhaits formulez-vous pour le futur du Barreau de Liège ?
Je souhaite au barreau de Liège et à la région liégeoise dans son ensemble, car ils sont intimement liés, que la prospérité leur revienne, par un redéploiement économique, culturel et social qui se fait attendre depuis trop longtemps et que la crise économique a bien malgré nous encore retardé. Celui-ci commence à poindre mais il reste encore un long chemin à parcourir.
Je souhaite aussi que chaque avocat trouve sa place dans un barreau non à plusieurs vitesses mais pluriel. Cette place ne se conquerra que par le travail, bien sûr, mais aussi par la meilleure qualité juridique et la plus grande spécialisation possible. A ce prix, nous pouvons rivaliser avec les cabinets des capitales, et nous le faisons déjà.
Ajouter un commentaire