Partager sur
Vergès, justicier du déshonneur. L’insoumission en bandoulière ? Homme pour homme, dent pour dent.
Avertissement: voici probablement la dernière grande interview accordée par Me Vergès avant son décès. L'intégralité de ce très long entretien sera disponible dans le prochain numéro du Journal de l'Avocat qui nous autorise, en exclusivité, de publier dans nos colonnes, quelques extraits. Nous tenons à les remercier ainsi que Me François Dessy du Barreau de Huy.
* * *
Nous pénétrons dans l’univers du Sérial plaideur, baignons toujours dans cette sombre clarté cornélienne. Son bureau est l’exact reflet du personnage : un splendide clair-obscur ? Un vaste tableau digne de Rembrandt, faussement calme ? Un incroyable champ de bataille intellectuel où sont dressées, tranches au clair, d’immobiles armées de livres, au garde à vous, en signe de capitulation devant leur envahisseur quotidien – au terme d’un long siège de la pensée – avec lequel ils vivent désormais en bonne - et même exceptionnelle - intelligence. Ces soldats barbouillés d’encre, des Cicéron aux Dostoïevski, au grand complet, ont visité tous les siècles, embaumant la citadelle de papier, assoupie, d’un parfum intemporel. Statues, totem, figurines et masques ouvragés, de toutes tailles et tous continents, complètent le tableau et veillent, croirait-on, en vestale possessive et imperturbable, sur leur donataire. Y a-t-il une âme en chaque chose entreposée ? Toutes semblent y célébrer le vécu extraordinairement dense de leur propriétaire ? Tout s’est joué là. Oui, ici. La valse des clients libérés, le ballet des criminels en sursis, la fin de leur tragédie ou le commencement de leur calvaire. Le joueur d’échecs… humains, manipulant ces âmes en lambeaux, ces morceaux d’existence - déjà avortée ou non encore abrégée par la sentence, est là. Face à nous. Bling bling, plouc plouc, rois et reines déchus, cavaliers en déroutes, fous dangereux ou simples pions que la justice veut damer, parias d’un jour ou de toujours, se sont succédés devant lui. Et sous le regard insoupçonné, sévère et inquisiteur d’un autre comparse - dont le portrait orne discrètement la bibliothèque. Louis Antoine de Saint Just ! Toujours de la partie. L’archange et l’avocat de la terreur se donnant l’accolade. La boucle, mes Chers Confrères, est-elle bouclée ? Vergès irréductible anticolonialiste, défenseur de toutes les indépendances, conseil paradoxal de Claus Barbie, Saddam Hussein, Milosevic ou Khieu Sampan, suppôt de l’oppression barbare ? Saint Just, libertin puis zélateur de la vertu, apôtre ardent d’une société fraternelle et membre du Comité de Salut Public, pourvoyeur de la guillotine ? Les deux hommes sont aussi insaisissables qu’une savonnette mouillée pour des mains trempées d’huile. L’héroïsme intransigeant du dandy les rapproche. La contradiction et la subversion paraissent les réunir ? Ne vous fiez pourtant pas aux apparences. Ces « aristocrates du refus, du courage » pourraient vous surprendre. Ils sont tous deux ennemis « des ennemis de la liberté » et ennemi du mensonge. Quelle est toutefois leur vérité ? Bienvenue au royaume de l’Incernable, de l’Incunable, de l’Inclassable. Tâchons d’en cerner le Roi. Echec et mat Maître Vergès ? A vous de jouer… Une conversation vaut mieux que mille supputations. Un test d’humeur, mieux que mille rumeurs. Une vraie figure, mieux que mille caricatures. Ames non sensibles s’abstenir… François Dessy – Maître Vergès, je vous remercie d’avoir accepté cette rencontre à l’initiative d’un journal belge « LE JOURNAL DES AVOCATS ».Votre notoriété dépasse évidemment toutes latitudes, votre réputation n’est plus à décrire. Vous venez de sortir un dernier livre, autobiographique, paru il y a quelques semaines intitulé « De mon propre aveu ». Nul besoin de polygraphe. L’on vous sait adversaire de toute langue de bois. Cet aveu, circonstancié s’il en est puisqu’il n’occupe pas moins de 300 pages, révèle, si besoin en est encore, une vie dense, trépidante, sinueuse, rythmée par des combats avant même d’endosser la toge. Combats militaires d’abord. A quel âge vous êtes-vous engagé, dans quelles circonstances et pour quelles raisons ? Jacques Vergès – Alors, je me suis engagé, on m’a engagé plutôt. Vous savez, je suis né d’un père de l’Ile de la Réunion et d’une famille d’origine européenne, moitié catalane et moitié bretonne et d’une mère vietnamienne. Mon père était médecin et consul de France au Siam, c’était le nom de la Thaïlande à ce moment-là et ma mère était institutrice. Déjà c’était une mésalliance quand un blanc épouse une jaune, c’était inadmissible chez nous surtout quand il présentait ou représentait la France. Mon père est rentré de l’Ile de la Réunion pour s’occuper des funérailles de son père et ma mère est morte. A ce moment-là, j’avais 3 ans et j’ai été élevé par mon père et par ma grande tante. Ceci veut dire que dès l’enfance, je me suis senti différent.
FD – Et vous avez cultivé votre différence comme dirait Jean Cocteau ? JV – Oui, je ne l’ai pas vécue comme beaucoup de ceux qui ont fait des bêtises à l’époque et vivaient avec un complexe d’infériorité. J’ai vécu avec un complexe, disons-le, de supériorité. En me disant, je suis double, je suis européen. Mais je suis aussi d’Asie et par conséquent, les règles qui s’appliquent aux autres ne peuvent pas s’appliquer à moi de la même manière. Quand la France a été battue en 40, j’ai éprouvé beaucoup de chagrin, de peine. Je me disais que ce serait dommage que la France, avec tout ce qu’elle représente, disparaisse et je pensais, comme d’Annunzio, que sans la France, le monde serait seul. FD – La France oppressée, la France-libre. Vous étiez donc Gaulliste ! JV – J’étais effectivement gaulliste à 15 ans, j’étais en 1ière dans un lycée. A 16 ans, j’ai passé mon bac et à 17 ans, j’ai pu m’engager. Ce qui me plaisait, c’était de continuer le combat pour la France mais sous les ordres d’un Général condamné à mort. Ce qui à mon avis, était la preuve suprême de sa supériorité. C’était un homme, comme le disait Bernanos, un général à titre provisoire. Il ne représente aucun groupe s’il part à l’étranger, lever une armée de volontaires cela ne s’est jamais vu dans l’histoire de France. Les Gaullistes venaient du monde entier rejoindre De Gaulle. Nous n’étions pas nombreux : 15.000 peut-être. J’avais le sentiment d’appartenir à « une élite ». Ce qui m’a plu aussi, c’est que je l’ai fait au niveau le plus bas. Soldat, caporal et j’ai terminé comme sergent. Défenseur de la France libre, j’acquiers une assurance très grande, je ne vais baisser les yeux devant personne : un président, un secrétaire fédéral, un Roi. FD – Donc combat militaire d’abord puis viennent ensuite vos combats estudiantins et idéologiques. JV – Oui, la guerre terminée en 45, j’adhère au Parti Communiste. Parce que la France va s’engager dans des expéditions coloniales pour reconquérir les pays colonisés. Le colonialisme défigurait le visage de la France, celui de la lucidité tant admirée par Nietzsche et des Grands rêves célébrés par Goethe. J’ai pour tâche de militer, lutter contre la répression à Madagascar, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. De cette époque remontent mes premiers contacts avec Pol Pot, Khieu Samhan (Président du Kampuchéa d’alors), Houphouët Bobigny (NDLR président du Sénégal.). On va rencontrer ce que l’on appelle les fachos. Et ce sont des bagarres Bd Saint Michel. A Prague, l’Union Internationale des Etudiants a entendu parler d’une manifestation à Paris. Nous participons au congrès de 1950.Notre groupe venu de Paris s’est fait remarquer parce que nous avions un double avantage. D’une part, nous avions vécu le système colonial, mais d’autre part, nous vivions en Europe et nous suivions le grand débat idéologique qui se développait. Nos interventions ont donc été très appréciées et à la fin du Congrès, Joseph Groman, Président de l’Union Internationale, un tchèque, me dit : « Jacques, tes camarades (NDLR les soviétiques) pensent à toi, on va réunir le Bureau, tu vas être membre du Bureau. » FD – Vous jouez durant ces années, les Phileas Fogg d’obédience communiste : d’incessants voyages avec son cortège de rencontres. JV – Oui, je deviens de 50 à 54 un révolutionnaire professionnel. J’habite Prague, je vais dans toutes les capitales d’Europe, Londres, Sofia, Bucarest, Amsterdam, Stockholm, … m’adresser aux étudiants, à Bruxelles. On va décorer la tombe de Francisco Ferrer,... Je participe à la Saint Verhaegen chaque année. FD – « prétexte à des beuveries sans nom, ajoutez-vous dans votre livre : on sait joindre l’utile à l’agréable…en Belgique ! « On fantasmait sur les saunas mixtes de Finlande », écrivez-vous aussi. Il y a pire comme Kolkhoze. C’est un euphémisme (rires). JV – Puis je vais à Moscou, Pékin, Delhi, j’y prendrai notamment le thé avec Indira Gandhi, Nehru… FD –Derniers combats et non des moindres. Evoquons vos premiers combats judiciaires. JV – J’avais fait des études d’histoires et de langue orientale. J’aurais eu une bourse CNRF pour aller déchiffrer l’Etrusque, j’aurais été « comblé ». FD –Les grimoires poussiéreux, la belle affaire ! Vous avez préféré les prétoires tumultueux… JV – Sourire en coin… Je fais du droit international, je termine mes études de droit et m’inscris au Barreau en 55. Je n’ai pas une attirance particulière, je n’ai pas de répulsion non plus. Je me dis c’est un métier honnête où je serai libre. Et en 57, je suis stagiaire, les vieux caciques de l’indépendance des coloniaux qui depuis 45 c’est-à-dire depuis 12 ans se battent en Afrique du Nord, en Afrique Noire, en Indochine, me demandent de les substituer pour certains projets. FD – Fort de votre titre de premier secrétaire de la Conférence du Barreau de Paris… JV – C’est vrai. Et donc là, je vais à Alger. Et là, c’est un moment capital pour moi. Je constate que tous les caciques se sont trompés. Et là je leur dis je trouve que vous faites erreur. Il n’y a pas de dialogue possible avec les juges militaires, pour eux, l’accusé est un Français, donc j’avais une association de malfaiteurs et non pas de résistance.
FD – C’est là que vous conceptualisez, expérimentez la défense de rupture? JV – Mieux valait la rupture que la connivence, à défaut de dialogue. Etes-vous coupable ? Demandait-on à l’accusé. L’accusé répond à cela que l’Algérie était la France, mais l’histoire montre que l’Algérie n’est pas la France, je ne suis pas français. Vous me considérez comme un criminel. Je me considère comme un patriote. Par contre s’il y a des criminels ici, c’est vous. Parce qu’il y a un maintien par la force dans ce pays d’un système colonial .Vous allez me condamner à mort, et je dis empêcher les juges de le condamner à mort n’est pas possible. Par contre, le condamné à mort ne peut pas être exécuté sans l’accord du chef de l’Etat et lui est sensible à l’opinion. Je monte à la tribune pour m’adresser à l’opinion. FD – Sans renier votre insolence proverbiale d’alors, lorsque vous quittez, par exemple, la salle d’audience d’Alger pour faire un communiqué de presse à Paris. JV – Oui. J’avais critiqué le déroulement du procès à partir d’une citation de Clémenceau, « la justice militaire ressemble à la justice comme la musique militaire ressemble à la musique ». Cet aller retour a jeté le trouble, m’a permis de toucher un public plus vaste. Quitter un procès avant de le regagner n’est certes pas prévu par le Code mais pas interdit non plus. Surtout quand dans l’intervalle, le Tribunal a commis pour me remplacer un partisan de l’Algérie française, preuve une nouvelle fois d’une conception pour le moins curieuse de la neutralité. FD –Vous dites « l’âme de ma stratégie était d’abord la médiatisation »… de l’injustice. Une sorte de « médiamorphose » du procès pour transcender l’incommunicabilité du procès, une déflagration pour répondre à la mise sous silence, aux brimades ? JV – Exactement. Tout cela était également à l’œuvre dans l’Affaire Jamila Bouhared. Il y a des moments dans l’histoire où l’histoire est cruelle, et pose carrément des problèmes. A cette époque-là, est jugé à Paris un nommé Ben Sadok, un jeune algérien qui a tué, je pourrais dire exécuté, un collaborateur du nom d’Ali Chekkal, vice-président de l’Assemblée Nationale Algérienne. Et son avocat qui est un vieux cacique, Stibbe, socialiste dissident, grande figure des années 30, pense que s’il plaide que Ben Sadok était membre d’un commando, qu’il exécutait un rôle, il serait condamné à mort. Et il veut éviter cela en présentant Ben Saddok comme un homme solitaire, ce qui n’est pas le cas, qui réprouve les attentats aveugles qui ont eu lieu à Alger dans des cafés, des restaurants et qui n’est même pas d’accord avec la politique du FLN. Mais dans cette période trouble, se décide à tuer Ali Chekkal. Stibbe arrivait à avoir des témoignages comme celui de Sartre et aussi réducteur que cela paraisse, Sartre va comparaître, Ben Sadock offrait selon lui une analogie saisissante avec Charlotte Corday. Ben Sadock évitera la peine de mort. Mais pendant que Ben Saddock plaide ceci ou plutôt son avocat plaide ceci pour lui, à Alger, il y effectivement une jeune femme qui est condamnée à mort pour avoir posé des bombes et qui attend d’être exécutée. Jamila. J’avais plaidé la rupture dans des conditions personnellement difficiles puisque mon père est mort. Et mon père voulait que je vienne le voir sur son lit de mort et je n’ai pas été. J’ai été au procès. Seul moi pouvais plaider cette rupture. FD – Vous deviez être terriblement tiraillé. Le tirailleur tiraillé. JV – Et donc, ce que j’ai fait en rentrant à Paris de ce procès, un confrère membre, partisan de l’Algérie, un adversaire politique, mais entre nous, nous avions des rapports de courtoisie, même d’amitié. Ce confrère me dit je ne suis pas d’accord avec vous sur ce que j’envisage pour l’avenir de l’Algérianité. Mais pour le procès bravo. Tu ne peux pas imaginer. Par contre, je te pose une question Jacques. Tiens-tu à la vie de ta cliente ? Plus qu’à la mienne, lui dis-je. Le confrère me dit alors : « Je te mets en garde parce que les autorités en Algérie ont promis sa tête à mes amis ». Du coup, après des heures de plaidoiries, des plaidoiries écrites, je les ai publiées aux Editions de Minuit et adressées au Général De Gaulle.
FD – Qui vous envoie en retour, expliquez-vous dans votre livre, une aimable réponse. JV – « (…) Tout drame français est un monde de drames humains. Vous avez raison de ne pas les cacher. Votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indifférent. A mon fidèle souvenir ». Et avec ça, j’étais sûr qu’elle allait sauver sa tête. Les militaires faisaient la cour à De Gaulle . Au printemps 58. Jamila est graciée. Si elle avait été exécutée, Stibbe aurait pu dire vous voyez comme la défense de Vergès est « brillante ». L’histoire ôtait son masque, le FLN approuvait l’intransigeance de notre défense et sanctionnait la défense complaisante de Stibbe, le FNL a destitué tous les caciques. FD – J’ai une autre question. Est-ce à ce moment-là que vous échappez vous-même à la mort, à un attentat commandité ? JV – Ces procès que j’appelle de rupture ont intéressé l’opinion mondiale. Le premier Ministre, Mr Debré dit « Ils font plus de mal à la France, qu’une division armée » et il fait exécuter ces avocats. Et pareil, mon confrère Ould Aooudia est exécuté. Et l’homme qui exécute ça, Monsieur Muelle, colonel de réserve aujourd’hui, reconnait dans un livre et aussi dans une interview à la télévision que j’étais sur la liste et que si je suis vivant, c’est qu’il y a eu un accroc. La voiture qui me poursuivait est tombée en panne. (...) FD – La propagande journalistique vous réserve d’inoubliables rencontres ? JV – Pendant 2 ans, j’ai rencontré plusieurs fois Mao. « L’amour camarade est toujours subversif » m’a-t-il glissé un jour. Ernesto Che Guévara, avec qui je vais avoir une brève rencontre, il n’est pas avec nous, il n’est pas contre non plus. C’est lui qui m’a converti au cigare et mené au Sénégal. Et j’ai rencontré aussi des dirigeants maçonniques, des dirigeants indonésiens. Malcolm X. FD – Quelle est votre part d’ombre? Si vous étiez Dorian Gray et que j’étais votre maudit portraitiste ? Que devrais-je peindre ? Nous en direz-vous davantage sur votre disparition durant 8/9 années ? Sur votre tentation de Venise ? JV – Non, je n’ai pas la tentation de Venise, ça je la laisse aux politicards français. Ce que j’ai fait à ce moment-là était dans la logique. En 70, je vais partir pour ce que j’appelle mes grandes vacances. Je courais de multiples aventures qui toutes se sont terminées par des désastres. La plupart de mes sont amis sont morts. Un jour, je reçois une visite d’une jeune femme, Fatima Bhutto accompagnée de ses trois enfants, dont le grand-père, Ali Bhutto, a été pendu par les militaires. Ben Azir sera en procès avec Badinter et Moktadar, le fils, était en contact avec moi. Ben Azir choisit la CIA, Moktadar a choisi la lutte armée. Quand les enfants peuvent rentrer au Pakistan, Ben Azir est au pouvoir. Son frère s’y oppose violemment sur le plan politique et un soir, la police sur l’ordre de Ben Azir tue Moktadar devant son domicile. Ils ne sont pas poursuivis. Fatima Moktadar vient près de moi et nous évoquons nos conversations avec son père, à Damas, le soir. Lui fumant sa pipe, moi mon cigare, rêvant et comme disait le Che, les balles traçantes éclairent le ciel. FD – Quand sortez-vous de l’ombre Jacques Vergès ? VG – Fin 78. Je n’ai pas un sou, je n’ai que des souvenirs. Je reprends ma robe et je ne peux pas plaider que des affaires politiques. Depuis mon retour, j’ai d’abord plaidé 6 affaires politiques. Il n’y a plus d’affaires politiques aussi nombreuses que durant la guerre d’Algérie. Et là je découvre que le droit commun c’est vraiment notre profession, à condition que l’on voie à quel point la justice s’est trompée. Qu’est-ce qui se passe ? La justice est vécue comme un duel entre l’accusation et la défense. L’accusation veut la peine la plus lourde, la défense, la peine la plus légère : tous les deux mentent. L’assassinat ne fait pas partie des Beaux-Arts comme le disait Thomas de Quincey, parce que le cadavre est muet et il fait peur, il est énigmatique. Si vous rentrez chez vous et que vous avez dans votre cour un homme mort avec un poignard. Vous vous dites : qu’est-ce que c’est ? Ce danger pèse sur tout le monde. Si vous savez la vérité, s’il est l’auteur de l’assassinat, vous expliquez comment il est arrivé à le commettre. Cette affaire devient une affaire humaine. Si on connait le cheminement par lequel quelqu’un commet un crime, on fait une découverte, c’est ce que dit Simenon, le commissaire Maigret : « Quand je suis en face d’un criminel, ce n’est pas le crime qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a dans la tête du criminel ».
FD – Et c’est en cela que nous faisons un travail de prévention sociale. VG –Ça va même au-delà. Dans un cas d’avortement, par exemple. Du point de vue religieux et moral, le fœtus est un être humain : de quel droit peut-on le détruire ? Ça c’est la réflexion que fait l’avocat de la société que l’on appelle le procureur et là au contraire, l’avocat de l’accusé va dire : le nombre d’avortements montre que c’est un problème de société qui est vital. Vous avez tant de vies qui sont brisées. Une étudiante en médecine a dû abandonner ses études pour devenir dactylo. Et je dis que le crime est un signal que la vie donne à la société. Pour que la société les change. FD - Et c’est ce que vous dites : « l’interdit d’aujourd’hui peut être la règle de demain ». JV – Vous savez le crime n’est pas quelque chose de bestial mais c’est un signe d’hominisation. Il n’y a pas de violation de la loi chez les animaux. Ils suivent leur instinct. Seulement l’homme viole la loi qu’il prêche. FD – Et vous avez d’ailleurs une parole remarquable lors d’une de vos conférences : « Il y a des hommes et des hommes, il y a encore des innocents et des déjà coupables ». JV – De toute évidence. L’infraction fait partie de nous, de la société. Sans l’infraction, la société n’évoluerait pas. Et on voit comment un crime devient un acte patriote salutaire, c’est l’Algérie. Ces gens que l’on traitait de tueur, n’était-ce pas des combattants pour la liberté. D’où la nécessité du travail que l’on doit faire. Le crime pour avoir un sens pour nous doit découvrir la vérité. Si c’est un mensonge, cela ne tient pas debout. Et d’où l’importance que je donne à l’aveu. Contrairement à ceux qui disent n’avouer jamais, je leur dis avouez toujours. Les procès de rupture sont des procès fondés sur l’aveu. Un aveu prudent, l’accusé ne dit pas voilà comment ça s’est passé. Il n’est pas une balance, mais l’accusé, il dit voilà tout ce que j’ai fait. (...) FD –N’y a-t-il pas une contradiction à être quelque part anticolonialiste affiché et déclaré et de défendre quelqu’un comme Claus Barbie qui a fait partie d’un système nazi qui a voulu exterminer ou opprimer des peuples ? JV – Deux choses. Egalité. Je suis d’accord pour l’imprescriptibilité,… mais si l’on renonce à l’amnistie pour d’autres crimes semblables. La France a du sang colonial sur les mains. Traitez-les tous, mais traitons-les sur pied d’égalité. Humanité. Le problème, est là-dessus, je dis que l’auteur du crime le plus affreux c’est celui que l’on doit défendre le plus. Et quand vous voyez des gens prétendument défenseurs des droits de l’homme, qui vous disent comment peux-tu défendre Barbie ?, je leur réponds - c’est une monstruosité-, parce que le tortionnaire est quelqu’un de fascinant. Je ne dis pas qu’il faut l’excuser, pas du tout, mais il est fascinant. Le patron d’Auschwitz qui dit « Quand on m’a proposé les gaz, j’ai été content car c’est moins cruel que les coups de bâtons mortels », il y a de quoi avoir froid dans le dos mais c’est un être humain qui s’exprime. FD –Vous parlez de Porphyre Pétrovitch, célèbre juge héros de Dostoïevski, qui va tirer sa force dans la science des hommes. Pour reprendre une belle expression que l’on retrouve sous votre plume à la page 214, doit-on changer la justice pour qu’elle aussi puisse voir, comme l’avocat, l’envers du monde ? JV – Eh oui, c’est un travail commun que doit mener le Juge, le procureur et l’avocat et non pas cet affrontement qui est grotesque Et qui fait perdre au crime toute sa signification. FD – Croyez-vous que pour reprendre l’expression de Dostoïevski, que « l’âme » de la justice est encore « dans un corset »? JV – Tolstoï disait que les juges font du drame humain une question de droit. FD – Il dépeignait d’ailleurs aussi un juge d’instruction, je pense à Vladimir Ilitch, sous les traits d’un juge d’instruction qui était comment dire robotisé, quelqu’un qui était perméable à toute l’humanité. JV – Vous arrivez à un tournant radical. Gide a raison, dans ses souvenirs en Cours d’assises, de se remémorer les paroles du Christ « Ne jugez pas » ou jugez dans le sens actuel, comme je le suggère. FD – Vous avez échappé plusieurs fois à la mort. Nombre de vos confrères ont été tués, sacrifiés sur l’autel notamment de l’indépendance algérienne qui dérangeait à l’époque. Alors est-ce que vous n’avez pas, Maître Vergès, un ange mais plutôt un archange gardien celui dont l’ombre protectrice plane au-dessus de vous. Nous aurions pu citer Robespierre l’incorruptible, aussi citer Beaumarchais l’insolent, mais il y a cette figure émergeante, c’est Saint-Just et cette parenté ? JV – Oui et non. Saint-Just. J’y faisais allusion l’autre jour dans une conférence au Palais de Justice. Je disais, nous devons rester fidèles aux traditions. Les traditions du Barreau français sont les plus marquantes en Europe. Pour la raison suivante, c’est qu’après la chute de Rome, la France est le 1ier état nation qui se constitue. La France existe avant les Allemagne, Italie, avant l’Angleterre et la France et est disons la plus tourmentée aussi. Quand je fais des conférences au Palais de Justice, je regarde du bout de la place de la Citée jusqu’à la Concorde. Il n’y a pas dans le monde une bande de terre aussi étroite chargée de tant de drames. Ici au bout de l’Ile de la citée, le Roi a fait brûler le grand maître du temple, l’Ordre religieux le plus puissant que l’Europe ait jamais connu. A l’autre bout de la place de la Concorde, Saint-Just a fait couper la tête du Roi de France par la Grâce de Dieu. (...) FD – Epatante symétrie. N’y a-t-il pas chez Saint-Just, chez vous deux, une même soif d’absolu, je dirais, sous des fausses allures parfois de nabab mandarinal, sous les volutes de cigares que l’on vous connait, ne brûlez-vous pas d’un même idéal, préférez-vous la générosité du cœur à l’avidité du beurre ? JV – Sûrement, et je dis un avocat doit mépriser l’argent, je ne dis pas vivre comme un ermite, mais ne pas essayer d’avoir forcément un luxe qui n’a pas de sens. Si je peux payer mes cigares, quel besoin ai-je d’avoir une fortune, de disposer d’un château ? Vous connaissez la parole de Saint-Just. « Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle vous pouvez la détruire, mais je défie que l’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donné dans les siècles et dans les cieux »
FD – On est loin d’un Danton qui aimait la très bonne chair et les plaisirs superficiels. En parlant d’amateur de plaisirs divers, parlons de Roland Dumas. Il évoque dans sa biographie – 50 ans de coups et de blessures – une triple brouille. JV – Ecoutez, Roland Dumas est Dumas, Vergès est Vergès. On s’est connu au procès du réseau Jeanson et ensuite, lui a mené une carrière politique avec les implications que cela comportent et les compromis. Moi, je n’ai pas choisi cette carrière. Donc, je n’ai pas fait ces compromis et là, il y a des divergences mais qui ne touchent pas l’essentiel. L’amitié. FD – Question Shakespeare in Law. Déjà octogénaire vous avez joué au théâtre. Est-ce qu’il y a des liens entre le théâtre et les procès ? JV – Forcément, puisque le thème est le même et on va aux procès, comme on va au théâtre. Sauf qu’au théâtre on va regarder beaucoup le style écrit, au procès on s’en détache davantage. FD – Est-ce ça qui vous a poussé à faire du théâtre ? Etait-ce logique pour vous ? JV – C’était logique. Vous avez un auteur de théâtre connu qui dans sa jeunesse était avocat, c’était Corneille. FD –Me Vergès on vous sait imbu de littérature, boulimique, la littérature a-t-elle favorisé également votre compréhension de la nature humaine ? JV – Beaucoup, elle m’éclairait sur l’être humain. Le thème de tout roman et de tout procès eux-mêmes, c’est une remise en cause de l’ordre du monde. FD – Dans votre garnison littéraire trouve-t-on une sentinelle qui ne quitte jamais votre table de chevet ? Une livre inséparable ? JV – Je dirais, c’est Nietzsche. Le Gai Savoir. FD –Un inséparable compagnon de travail, un livre qui trône sur votre table de travail ? JV – Dostovieski. FD –Une préférence ? JV – Non, Crimes et Châtiments, les Possédés. Ici, vous avez aussi toutes les œuvres de Ciceron (geste indicateur). FD –Une fidèle ou récente escorte de voyage ? JV – Oui, cela dépend de la longueur du périple. J’aime beaucoup Gérard de Nerval. J’aime beaucoup Rilk. J’aime aussi les Diderot, Jacques le Fataliste et Montaigne évidemment. FD –Questionnaire blanc ou noir, à 5 francs ou à 1.000 $
- Rachida Dati ou Christiane Taubira, que choisiriez-vous ? Joker.
- Mao ou De Gaule ? Non, on ne choisit pas, tous les deux.
- Un confrère Varaut ou Isorni ? Ce sont deux amis. Varaut était très malade, le week-end quand j’avais le temps, j’allais lui faire des lectures.
- Bernard Levy d’Arabie ou le tsar Kosy ? Aucun.
- Qu’est-ce qui vous caractérise Stakhanov ou Epicure ? Héraclite.
- Votre instinct est plutôt grégaire ou solidaire ? Solidaire.
- L’attitude judiciaire déférence ou irrévérence ? Je crois que vous savez la rupture n’est pas une injure, mais on est dans l’insolence ? Roland Dumas me le rappelle souvent, nous sommes un matin au procès du réseau Jeanson, ça énerve le procureur parce qu’on nous a condamnés mais nous faisons opposition par défaut et le président dit à Dumas lui demande une explication, il en donne toujours…. Et vous Me Vergès, je dis moi ? J’étais avec ma masseuse…
- Roses ou rafflésias (NDLR. évoquées dans votre livre) ? Des rafflésias roses.
- La plume, la lyre ou la toge ? Je ne vois pas en quoi les 3 seraient incompatibles.
- Roméo Y Julietta ou Cohiba ? Partagas !
FD –Avez-vous un hôtel, un bistrot, un restaurant où vous avez vos habitudes à Paris?
- Un restaurant : le Veplaire, place Clichy c’est là, quand je suis pressé, je prends un repas, c’était le quartier général d’Henri Miller et d’Anaïs Nin. Et en face, il y a Charlot, le Roi des Coquillages. Et là, toutes les semaines durant les dernières années de sa vie, j’y dinais avec Jean Genet. C’est aussi le quartier de Bardamu, le héros de Céline.
- Un hôtel : Le Beau Rivage à Genève, avec en face le Quai où l’Impératrice d’Autriche a été poignardée.
- Un bistrot : Rue de Mogador, une vieille pizzeria. Monsieur Béchir m’y donnait rendez-vous là, à l’époque du FNL et me disait : « tu comprends, les flics sont tellement cons, ils n’oseraient jamais chercher un bougnoul chez des ritals ».
- Un lieu habituel de villégiature ? Je n’ai pas de lieu de villégiature. De repos de prédilection ? La Bretagne. Une ville ? Saint-Malo. Dinar.
FD – Avez-vous une devise ? JV – J’aime bien cette phrase de Corneille dans la bouche de Nérine et Médée, « Votre pays vous hait. Votre époux est sans foi. Dans un si grand revers que vous reste-il ? Moi, répond Médée, moi dis-je et c’est assez ». FD – Pouvait-on espérer meilleur entretien avant de se transporter au Musée d’Orsay, le temps d’une expo temporaire sur le romantisme noir de Goya à Ernst, et d’y descendre sur les lieux des crimes picturaux les plus stupéfiants. JV – J’ai publié un bouquin qui s’appelle « Justice et Littérature » et la couverture est illustrée par une peinture de Füsli, elle représente Lady Macbeth qui brandit un flambeau. Dans toutes les librairies. Je dis c’est le crime éclairant le monde.
* * *
Et si l’indocilité rétive et fougueuse de Jacques Vergès était celle d’un Grand Amoureux de l’Homme, d’un épris des (âmes) meurtri(e)s jusqu’à la révolte ? Et si c’était un excès, un trop plein d’Humanité qui en expliquait tous les autres et transcendait toutes les contradictions qu’on lui connaît ? « L’humiliation de ceux qui me font confiance m’enfoncent ses griffes d’acier et ne me lâche plus » avouait-il. Et la lumière du personnage fut …et fut faite. Me François Dessy
Ajouter un commentaire