J’ai testé pour vous : une performance d’art contemporain d’Eric Therer

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J’aurais également pu titrer cet article : « de la difficile cohabitation entre l’artiste et le juriste ». Pour peu que, comme moi, vous égreniez tout vernissage de la région liégeoise, vous aurez vite saisi l’avantage de ne tomber sur aucun de vos confrères, le devoir de dignité (obligation à géométrie variable s’il en est) étant inversement proportionnel à la picole traditionnelle de vin blanc en vernissage.

Notez au passage que je n’ai jamais compris pourquoi il était de bon ton de boire du vin blanc en vernissage. La bière ? Trop vulgaire ! Le champagne ? Trop snob. A croire qu’il faut du vin blanc qui donne mal à la tête pour comprendre les élucubrations artistiques de certains.

Il n’empêche, je m’interroge sur l’absence de représentation du Barreau lors de ces micro-évènements de la vie culturelle et artistique liégeoise. De là à dire que les avocats se contentent de Monet (dans les meilleurs cas) ou de l’expo Golden Sixties (no comment), il n’y a qu’un pas… que j’oserais franchir.

Cela étant, moi qui ne suis pas en reste dans l’usage et l’entretien de l’un ou l’autre stéréotype, j’analyse ce constat par les clichés véhiculés par nos petits esprits bobo. Pour l’avocat, l’artiste est un adolescent attardé, vivant son rêve d’opaline, parasite de la société car entretenu par « nos impôts », un original fréquentant les milieux interlopes et qui ne se lave pas les cheveux tous les jours. Qu’à cela ne tienne, rassurez-vous, ces apriori ont la dent dure, puisque, vu par l’artiste, l’avocat est la méchante personne à cause de qui les gentils squatteurs sont expulsés de Saint Léonard, c’est la vile personne prompte au gain facile, et dénuée de tout scrupule.

D’où ma proposition de départ « la difficile cohabitation… ». Si l’idée vous tente néanmoins, un soir de disette, d’aller vous taper quelques verres de vin blanc, euh pardon, de vous ouvrir l’esprit lors d’un vernissage, voici quelques codes à respecter :

  1. Sur la base de ce que j’ai exposé plus haut, niez votre statut d’avocat. Si vous êtes petit joueur, dites seulement que vous êtes juriste. Genre pour une organisation humanitaire type Unicef ou quoi. Une sorte d’aura entourera votre personne, vous vous sentirez l’Angelina Jolie de la soirée. Vous vous sentez l’étoffe d’un(e) mythomane de haute voltige ? Faites-vous passer pour un collectionneur, inventez des noms d’artistes, parlez « cotes », pratiquez le name droping, ça marche assez bien.
  2. Évitez de manifester votre ennui ou votre incompréhension notoire de l’art contemporain. En cela, l’art de la performance est, je vous le concède, assez déroutant : entre la mise à feu de ses vêtements pendant 24 heures (http://www.bozar.be/activity.php?id=13659), la destruction de l’œuvre à l’arme blanche, la dispersion de merde ou de sperme sur mur, il est parfois difficile, derrière la provocation, de trouver un sens.

Aussi, lorsque vous vous serez approprié votre rôle de collectionneur-mécène,  il est de bon ton de lâcher dans un soupir de lassitude « déjà vu ! », ou à l’inverse dans une excitation éberluée et tonitruante « ma-gni-fique ! ».

Quant aux thèmes abordés par l’artiste, vous ne pourrez pas vous tromper en élaborant une élucubration qui vous aura été inspirée par la lecture des pages de La Libre Culture autour des sujets suivants :

-          La dénonciation de la société de consommation

-          Le rapport au corps

-          La vanité de l’artiste

-          L’absurdité de la vie

Vous voilà maintenant rôdé, je vous propose donc de vous familiariser à l’exercice par une performance de lecture d’Eric Therer. Grande qualité d’après moi, il est complètement fou. Je le vois un peu comme le Fabrice Lucchini du Barreau de Liège ; il aurait davantage sa place en buvant un café crème à Paris (Rive Gauche, of course), lisant l’œuvre complète de Rilke, plutôt qu’à traiter des dossiers de droit social dans son bureau du zoning de l’aéroport de Bierset.

Aussi, lorsque j’ai reçu un mail d’invitation privilégié de sa part à assister à sa « performance décalée », comme il la qualifie lui-même, j’ai immédiatement accepté, non sans avoir hésité à m’assurer préalablement qu’il y aurait du vin blanc.

Débarquant le soir J à cette belle quoique confidentielle adresse des Brasseurs, je m’apprête à revêtir mon rôle de semi-mythomane de collectionneuse pour m’apercevoir avec désolation que l’assemblée est composée presque exclusivement d’avocats. Je dois faire un effort de concentration pour tenter de vaguement me souvenir de mon cours de déontologie du CAPA, et regrette que le cas pratique du « combien de verres de vin blanc peut boire un avocat en soirée sans mettre à mal son devoir de dignité ? » ne soit pas examiné.

Pensant tristement au verre de coca zéro que je commanderai donc en after, je m’assigne à tout le moins l’effort d’analyse artistique pour pouvoir badiner et donner l’impression que j’aurai quelque chose d’intéressant à en dire. Je m’improvise journaliste-bloggueuse des Inrocks et rédige dans ma tête la chronique que j’en ferais :

 width=« Eric Therer nous convie à un voyage aux confins de la réalité du quotidien et de la magie de la poésie. De son univers brut d’avocat, il tire l’essence de l’absurdité de la vie en déclamant des index législatifs ; il y a un peu de Kafka et de Buzzatti dans cette démarche de dénonciation des méandres et de complexification à l’extrême de notre système législatif. Œuvrant sous le pseudonyme de Grand Ordinaire, il nous fait découvrir un univers sonore chaotique, lisant, récitant, hurlant parfois des extraits d’expertise médicale. Des incapacités temporaires, définitives, du préjudice ménager et d’agrément, le public, conquis, est renvoyé à une image de solitude, de détresse et de fragilité de la vie. Il y a une grande humanité dans cette démarche artistique, qui touche, forcément. »

Trente minutes plus tard, j’ai fait mon office, salué mes confrères, réussi à placer les banalités susmentionnées. Eric me propose un verre de vin blanc, mais bien que j’aie la glotte tremblotante, je dois filer à un autre vernissage. Il me remercie d’être venue et me confie que, par une si magnifique fin d’après-midi de mai, il ne serait pas venu s’enterrer à cette performance s’il n’avait été l’artiste.

Décomplexée par cette dernière confidence, je tire ma révérence, le gosier sec, mais je prévois prochainement la mise en scène de ma propre performance, une sorte de slam de droit de la construction. Venez nombreux, y’aura de quoi boire.

Isabelle THOMAS GUTT

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