Manifeste pour l'architecture

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Crée en 1979 par Monsieur Jay A. Pritzker et son épouse Cindy, propriétaires de la chaine d’Hôtel Hyatt, la  fondation Hyatt honore chaque année, par la remise du Prix Pritzker, un architecte toujours en activité qui à travers ses projets et ses réalisations mais également les différentes facettes de son talent, de sa vision et de son engagement a contribué de manière significative à l’humanité. Ce prestigieux jury a toujours été composé de spécialistes de l’architecture de sorte que beaucoup de personnes se sont étonnées de la récente entrée, au sein de ce jury, de Stephen Breyer[1], juge à la cour suprême des Etats unis.  « Les membres du jury Pritzker sont et ont toujours été des personnalités exceptionnelles aux origines diverses ayant parfois une approche surprenante des réalisations architecturales de notre temps. » a déclaré Thomas Pritzker[2] au New York Times Stephen Breyer, rappelle Thomas Pritzker, a pour sa part montré un intérêt réel pour l’architecture contemporaine et plus particulièrement pour la conception des palais de justice. Il a d’ailleurs contribué, en en rédigeant la préface, à un livre, paru en 2006, intitulé « Célébrer le palais de justice : un guide pour les architectes, leurs clients et le public ». « A la fois dans leur fonction et leur design, la conception des bâtiments d’architectes incarne et reflète pour le public qui les utilise ou les voit quelque chose sur eux-mêmes, sur leur gouvernement ou leur nation. » écrit Stephen Breyer. Ce dernier considère l’architecture comme le moyen de « mieux vivre ensemble en tant que communauté »,

Stephen Breyer a assurément raison mais ne dit cependant pas un mot de l’évolution que connaît, depuis quelques années, l’architecture et des options à lever pour que l’architecte puisse jouer pleinement son rôle. En effet, durant des siècles l’architecture a été avant tout un art au service du pouvoir politique destiné à assurer à celui-ci une certaine empreinte dans le temps mais également une démonstration de sa puissance. L’exemple le plus illustratif et le plus récent est peut être celui de l’Allemagne nazie puisqu’aussi bien Hitler[3] commanda à l’un de ses plus proches ministres, l’architecte Albert Speer, la réalisation de nombreux bâtiments officiels dans un style dit classique et l’invita à redessiner Berlin afin d’en faire la capitale Germania. Dès son accession au pouvoir Joseph Goebbels fit d’ailleurs fermer l’école du Bauhaus, fondée par Walter Gropius, estimant que cette école d’art, de design et d’architecture était « l’expression la plus parfaite d’un art dégénéré » alors que ce mouvement était vraisemblablement l’un des plus créatifs du siècle passé et fut d’ailleurs le berceau des plus grands architectes[4] [caption id="attachment_99" align="alignnone" width="286" caption="Maison d’enseignant de l’école du Bauhaus (Walter Gropius)"] width=[/caption] C’est en effet sous l’impulsion de cette école, où l’on enseigne tous les arts décoratifs, que fusionnent l’esthétique et la technique. Les bâtiments se caractérisent par l’absence d’ornement, une asymétrie, une opposition entre les lignes verticales et horizontales, la présence de toiture terrasse et d’important porte à faux pour aboutir à un style dépouillé ou dominent le béton[5] peint en blanc et le verre. Gropius sera également un des premiers architectes à utiliser en Allemagne des ossatures en aciers avec des charpentes porteuses, ce qui permettait ainsi de libérer les parois extérieures et les angles des bâtiments de leur fonction porteuse et de réaliser à ces angles d’importantes baies vitrées sur plusieurs étages.

Les dictatures de gauche n’étaient pas en reste dans le phénomène d’appropriation de l’architecture par le pouvoir dans la mesure où, sous la houlette du ministre de l’éducation et de la santé, Gustavo Capanema, le président du Brésil, Getulio Vargas fit appel, dès la fin des années trente, à de grands architectes tel le Corbusier autour duquel plusieurs jeunes architectes aujourd’hui renommés se sont attachés à réaliser des bâtiments publics dans un style moderniste qui s’inscrit d’ailleurs dans le concept du Bauhaus. Dans les années qui vont suivre la seconde guerre mondiale, l’architecture sera avant tout fonctionnelle et aura pour principale vocation la reconstruction des pays détruits par la guerre. Le tout se fera malheureusement dans une certaine anarchie sur le plan urbanistique et sans véritable fil conducteur en tout cas sur le plan esthétique. L’apogée de ce « laisser faire » sera vraisemblablement, spécialement dans notre pays, les années septante puisque de magnifiques immeubles seront tous simplement détruits au profit  de building sans aucune âme ni aucun style. Les grands projets urbanistiques seront inexistants voire tout simplement dénués de toute cohérence[6]. [adrotate group="3"]

Or, dans les pays émergents on assiste de ci de là à la réalisation de grands projets urbanistiques ou l’architecture est omniprésente dans la réflexion qui sous-tend ces projets. Ce mouvement va notamment démarrer en Inde où Le Corbusier et Pierre Jeanneret notamment seront appelés dans les années cinquante pour dessiner la ville de Chandigarh et suivre la réalisation de ce vaste chantier[7]. [caption id="attachment_67" align="alignnone" width="286" caption="Le Corbusier dans le cadre duchantier de Chandigarh en Inde"] width=[/caption] Dans le même temps, sous l’impulsion du président Brésilien Juscelino Kubitschek, l’architecte Oscar Niemeyer[8] réalise en 3 ans une nouvelle ville dénommée Brasilia dans laquelle on trouve de superbes bâtiments modernistes qui feront que cette ville sera déclarée patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 1987. [adrotate group="3"]

[caption id="attachment_68" align="alignnone" width="286" caption="Avant projet d’Oscar Niemeyer du congrès national de Brasilia"] width=[/caption] Dans nos contrées, malheureusement, il y aura bien quelque tentative isolée de mettre l’architecture au service de la population mais ces tentatives s’avèreront des échecs puisqu’elles conduiront à la ghettoïsation de classes sociales défavorisée[9]. Les politiques tenteront néanmoins de se réapproprier l’architecture, notamment en France, non pas tellement pour rencontrer les besoins en logement mais pour associé à leur nom de grande réalisations. C’est ainsi que sous l’impulsion de Georges Pompidou, sera réalisé le centre Georges Pompidou, également connu sous le nom de musé Beaubourg réalisé par le jeune architecte Renzo Piano[10]. Valéry Giscard d’Estaing s’attachera pour sa part à la reconversion de la Gare d’Orsay, par l’architecte Gae Aulenti, en musée et au réaménagement du quartier de la défense en centre d’affaires. Son successeur, François Mitterrand, multipliera également les projets notamment la pyramide du Louvre, par l’architecte Ming Pei, l’institut du monde arabe par l’architecte Jean Nouvel, l’opéra Bastille par l’architecte Carlos Ott et l’arche de la Défense par l’architecte Johann Otto Von Sprekelsen

Enfin, Jacques Chirac voudra aussi marquer de son empreinte son passage à l’Elysée en étant à l’initiative du musée du Quai Branly réalisé par l’architecte Jean Nouvel[11]. Ces initiatives présidentielles, qui ne sont pas propres à la France mais qui se sont, il est vrai, fortement remarquées en France, vont peu à peu contribuer à susciter un véritable engouement non plus seulement du politique pour l’architecture mais également du publique et du privé pour l’architecture à telle enseigne que l’on assiste désormais à une véritable « starisation » de l’architecte. Parallèlement à ces projets monumentaux seront menés quelques projets destinés à l’habitat urbain. C’est ainsi que l’architecte Christian de Portzamparc[12] construira fin des années septante dans le 13ème arrondissement de Paris, la cité des Hautes Formes, destinées à l’habitation sociale  selon le concept de l’ilot ouvert. Il crée ainsi une série d'immeubles de taille variée, moins élevés au sud-ouest afin de faciliter l'entrée du soleil. Les ouvertures sont soignées et le plan unique est rejeté au profit de plusieurs modèles différents d'appartements suivant la position dans l'ensemble de bâtiments Bon nombre des lauréats du prix Pritzeker font partie de ces « starchitectes » que tout le monde s’arrache que ce soit le politique mais également le privé.

C’est ainsi que ces architectes sont fortement sollicités tant un geste architectural fort peut être de nature à redynamiser une ville, promouvoir une entreprise, assurer l’aura d’un musée, etc.. Le meilleur exemple est peut-être la ville de Bilbao, peu connue et presque moribonde début des années 1990, qui a vu sa fréquentation progresser de façon impressionnante depuis la réalisation, le long du fleuve  Nervion sur une ancienne friche industrielle, du musée Guggenheim par l’architecte Frank Gehry[13]. Chez nous, la mode est aux grandes gares dont le nom de l’architecte est désormais associé à la gare mais fort heureusement d’autres projets voient le jour à telle enseigne que le Vif/ l’Express a récemment proposé à ses lecteurs un article sur les différents projets en cours attribués à des architectes de renom. Comme on le voit, la sphère d’influence de l’architecture, en tout cas dans bon nombre de pays occidentaux, est actuellement importante mais reste néanmoins confinée à de grands projets pas toujours bien intégrés ou dont l’intégration se fait de manière empirique dès lors qu’il n’est pas toujours aisé de mener à bien des projets d’envergure dans des pays comme le nôtre. En effet, lorsqu’un particulier ne souhaite pas souscrire à un projet, qui se situe dans son quartier, il  peut, seul ou en association de riverains, user, voire, dans certain cas, abuser, de multiple recours pour empêcher ce projet d’aboutir et ce, souvent, au détriment de la cohérence de ce projet ou de l’intérêt général. Le problème est fondamentalement différent lorsque l’on aborde la question de la maison particulière.

En effet, en Belgique et en France par exemple, il convient de constater que la construction de la maison individuelle est pour l’essentiel l’apanage des promoteurs aidés d’ailleurs, implicitement, par les administrations de l’urbanisme de sorte que le geste architectural reste très marginal. Les promoteurs réalisent des maisons sur base d’un canevas qui répond le plus souvent aux contraintes urbanistiques et ce quelle que soit la commune où la maison doit être implantée de sorte que l’on aboutit aujourd’hui à la construction de maisons  qui se ressemblent toutes et pour lesquelles tout effort de création a été abandonné à telle enseigne qu’en France il n’est pas besoin de faire appel à un architecte pour réaliser de telles maisons. Les architectes sont les premiers à s’en plaindre et confessent souvent qu’ils en sont réduits à ranger au placard leur sens de la création s’ils souhaitent que leur projet passe le cap du permis d’urbanisme. On ne peut que déplorer pareil hiatus entre d’une part, les grands projets où il faut bien reconnaitre une réelle implication du pouvoir politique, lequel n’hésite pas à solliciter des dérogations aux prescriptions urbanistiques pour permettre à ces projets d’aboutir, et d'autre part, les petits projets de particuliers où il n’existe pas de réelle volonté dans le chef des autorités de permettre aux architectes de s’exprimer.

Il est d’ailleurs plus que probable, en tout cas en Wallonie mais également dans pas mal d’autres régions d'Europe, que les prestigieux lauréats du prix Pritzker se verraient refuser l’octroi d’un permis d’urbanisme s’ils introduisaient sous le nom d’un architecte inconnu, une demande de permis pour la réalisation d’une maison individuelle. Il reste donc un travail important de lobbying à accomplir auprès des autorités dans le domaine de l’architecture afin que l’architecte ne puisse pas seulement répondre à des objectifs techniques et environnementaux mais également à des objectifs sociaux et esthétiques. Cela semble pourtant possible puisque aux Pays-Bas, par exemple, l’architecture est beaucoup plus présente dans tous types de projets et partant, beaucoup plus audacieuse tout en étant respectueuse du patrimoine existant et des contraintes environnementales et démographiques[14]. [adrotate group="3"]

Barak Obama a indiqué à Eduardo Souto de Moura, lauréat 2011 du prix Pritzker, « l’architecture est la forme d’art la plus démocratique qui soit » confessant au passage qu’il se serait bien vu architecte s’il avait été plus créatif. Je ne sais si l’architecture est la forme d’art la plus démocratique mais, en tout cas, elle est certainement la forme d’art la plus créative et, malheureusement pour les architectes, la plus exposée sur le plan de la responsabilité. Il est toutefois regrettable que cette expression soit souvent bridée par des législations qui, à force de vouloir uniformiser les styles voire les figer, en arrive à tuer toute créativité dans la réalisation de maisons individuelles.

Jean-Marc Verjus

[1] Stephen Breyer est l’auteur de plusieurs livres dont certains disponibles en français notamment un ouvrage collectif écrit avec Robert Badinter « Les entretiens de Provence, Le juge dans la société contemporaine », Edition Fayard 2003. [2] Thomas Pritzker a succédé à son père aujourd’hui décédé à la tête de la fondation Haytt. [3] Radu Dragan et autres, ouvrage collectif, l’architecture des régimes totalitaires face à la démocratisation, Eidtion l’Harmatan 2008.

[4] Mies Van der Rohe fut également l’un des directeurs du Bauhaus mais à l’instar de beaucoup d’autres architectes de ce mouvement il s’exila aux Etats Unis afin de fuir le régime Nazi. D’autres migrèrent en Palestine et construirent de 1930 à 1956 près de 4000 bâtiments de style Bauhaus à Tel Aviv. [5] En réalité les bâtiments étaient souvent construits en pierre JURKO à savoir une pierre constituée d’un agrégat de sable, de mâchefer et de ciment qui était très isolante. [6] L’exemple le plus frappant est celui du quai de Rome à 4000 Liège qui était encore après la seconde guerre mondiale constitué de magnifiques maisons de maître. Les grands projets des années septante seront  d’ailleurs pour certain abandonnés en cours de chantier pour être complètement réonrientés. [7] C’est d’abord l’architecte américain Albert Mayer qui est appelé en 1949 par Nehru et qui dresse le premier plan de la ville avec son confrère Matthew Nowicki. Mais la disparition de ce dernier en août 1950 conduit l’Américain à abandonner. Le Corbusier, sollicité par les Indiens en 1950, va reprendre à sa manière géométrique les grands principes (orientation, secteurs) du schéma d’urbanisme plus en rondeurs élaboré par Mayer, inspiré des cités-jardins anglaises. [8] Prix Pritzker 1988

[9] Il s’agit là d’un échec retentissant d’urbanisation surtout si on compare ces constructions à appartements multiples aux cités-jardins qui furent construites après la première guerre mondiale et qui réussirent à répondre à un besoin d’habitats esthétiquement réussis qui évitait la promiscuité tout en favorisant les relations de voisinage. [10] Prix Pritzker 1998. [11] Prix Pritzker 2008. [12] Prix Pritzker 1994, architecte notamment du Musé Tintin à LLN. Certainement l’un des architectes les plus intéressants de ces quatre dernières décennies. [13] Prix Pritzker 1989. Le musée Guggenheim a généré  plusieurs milliers d’emplois directs et indirects et accueille un million de visiteurs par an. [14] A lire toutefois l’article assez critique de Laurent Chambon sur internet « l’architecture punitive » aux Pays-Bas. [adrotate group="3"]

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